vendredi 26 juin 2020

Mal regardés et mal aimés...




C’est un souvenir d’enfance. Je dois avoir 6 ans, un petit cirque s’est arrêté dans notre village, alors toute la classe s’y retrouve, un après-midi après l’école. Un des numéros est animé par un monsieur vaguement déguisé en clown : il marche en jouant de la trompette, et un petit chien trottine entre ses jambes, zigzaguant entre chaque pas pour l’éviter.

À un moment, l’un des deux fait une mauvaise manœuvre, et le gros soulier du clown écrase la patte du petit chien, qui pousse un cri de douleur et s’arrête net, comme s’il s’apprêtait à être battu. J’ai tout oublié du spectacle, sauf la douleur et la peur du petit chien.

Autre souvenir, de ma vie étudiante cette fois. Je suis dans l’épicerie en bas de chez moi, à Toulouse. Je cherche un truc à manger pas trop cher pour mon sandwich. Et je découvre, à côté du pâté Hénaff que je viens de choisir, que certaines boîtes de nourriture chic pour chat (la marque s’appellait Sheba, je m’en souviens), que certaines de ces boîtes de pâté pour chat, donc, valent plus cher que celles de pâté pour hommes...

C’est comme ça, la vie. Certains y reçoivent beaucoup d’amour, peut-être trop, comme le chat de luxe toulousain. Et d’autres, pas assez, comme le petit chien du cirque ; ou comme certains humains...

Avec les humains, c’est compliqué ces histoires d’amour. Les animaux, finalement, on peut se contenter de leur foutre la paix, de les laisser vivre leur vie ; les animaux sauvages, du moins ; laissons-les tranquilles et ils seront heureux. Les animaux domestiques, c’est simple, aussi : ne pas les maltraiter, leur donner tous les jours nourriture, attention, affection, et ça roule. 

Les humains, c’est plus complexe : ils peuvent ne pas avoir été assez aimés, ou l’avoir trop été, ils peuvent ne pas savoir accueillir l’amour qu’on leur offre, ou ne pas savoir en donner...

Ce qui est sûr, qu’ils soient avec l’amour chanceux ou malchanceux, adroits ou maladroits, c’est que sans l’amour, les humains souffrent et s’asphyxient. Je parle de l’amour au sens large : reconnaissance, accueil, écoute, bienveillance, estime, tendresse, confiance, etc.

Tous ces sentiments qui nous font sentir qu’on a une place dans le cœur des autres. Nous devons recevoir chaque jour notre portion d’amour : chaque bonjour, chaque sourire, chaque confidence, chaque compliment, chaque geste tendre ou amical... représente un nutriment d’affection. 

Mais certains d’entre nous n’ont pas leur dose, certains ne reçoivent pas ce minimum vital et quotidien de signes fraternels de la part de leurs semblables. Il y a plein d’humains mal aimés : ceux qu’on oublie, qu’on néglige, qu’on ignore ; ceux qu’on ne comprend pas, qu’on n’écoute pas ; ceux qu’on maltraite, qu’on rejette...

Chaque rencontre avec un humain, surtout avec ces humains-là, peut être un acte d’amour. Et un acte d’amour, même sous sa forme la plus légère, sous la forme d’une attention sincère prêtée un instant à autrui, c’est une journée, ou une vie, de sauvée. C’est Christian Bobin qui écrivait : « La certitude d’avoir été, un jour, une fois, aimé – et c’est l’envol définitif du cœur dans la lumière. »

N’ayez pas peur : je ne vous demande pas de sauter au cou de tout le monde. Je ne vous demande pas de vous aimer les uns les autres ; d’autres l’ont fait avant moi, et mieux. Mais juste de vous regarder les uns les autres.

De relever la tête de vos écrans, dans les lieux publics, de regarder vos semblables, de regarder celles et ceux qui ont l’air tristes, et de leur sourire, vite fait, sans insister. 

Vous venez peut-être de leur sauver la vie ; et vous venez sûrement, de sauver leur journée...


Illustration : "OK, on vous aime et vous nous aimez, mais franchement, vous n'en avez pas marre de nous faire jouer aux clowns pour faire rire vos amis ?"

PS : cet article est inspiré de ma chronique 
du 23 juin 2020dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi, sur France Inter.