mardi 26 septembre 2017

Non, pas toi !



Ça se passe un été, à la montagne, dans une grande maison de famille. Beaucoup de cousins y sont réunis, et randonnent régulièrement, grandes ou petites balades. Cette semaine-là, un vieil oncle de 82 ans est venu passer quelques jours avec un de ses copains, sympathique et dynamique, mais 84 ans au compteur tout de même…

Ils sont plutôt en forme, autonomes, s’intègrent très bien au groupe plus jeune, et se font leurs petites journées, partagées entre bons restaurants et visites culturelles dans le coin.

Ils nous voient tous les jours partir pour nos promenades. L’oncle n’est pas un fou de sport, et n’est guère intéressé par la marche. Mais au bout d’un moment, ça titille son copain. Un matin, alors que nous nous apprêtons à partir faire une balade de deux ou trois heures, il veut venir avec nous : sans nous en parler, il arrive au moment du départ de la promenade, chaussures de sport aux pieds. Et il nous explique qu’il a décidé de nous accompagner.

Mais je l’ai vu marcher depuis quelques jours, et je pense qu’il va avoir du mal à suivre ; alors, j’essaye de lui expliquer et de le dissuader, car j’ai un peu peur qu’il ne chute et se blesse. Il n’a pas envie de m’écouter. Alors l’oncle le met lui aussi en garde : « méfie-toi d’eux, ce sont des montagnards, ils crapahutent partout, à toute allure ! » Je lui explique à nouveau que la randonnée que nous allons faire est en terrain pentu et accidenté, qu’il risque de tomber. Les cousins se joignent à moi.

C’est un moment très embarrassant. Au bout de quelques minutes, il renonce à nous accompagner. Mais on voit bien que c’est douloureux pour lui, et qu’à la déception et à la frustration, s’adjoignent d’autres états d’âme : nous venons de lui rappeler qu’il est trop vieux ; qu’il peut partager nos repas et nos conversations, mais que nos activités sportives lui sont désormais, et pour toujours, interdites.

C’est pour lui un de ces moments-couperets où les humains prennent conscience de leur âge : la première fois où on nous dit « madame » ou « monsieur » ; la première fois où on nous laisse une place assise dans les transports en commun ; et la première fois où on s’aperçoit qu’on n’a plus sa place dans certaines activités sportives…

C’est certainement un moment douloureux, j’en ai mal pour lui. Durant la balade, nous reparlons de l’épisode, tous un peu embarrassés. Nous nous demandons si nous n’aurions pas dû renoncer à notre programme, pour l’emmener en terrain plus facile et accessible. Mais d’un autre côté, nous étions une dizaine, tous prêts à partir et désireux de grimper haut. Nous n’avons pas renoncé à notre plaisir, pour faire une place à un vieux monsieur et nous résoudre à une promenade adaptée au troisième âge. 

Nous avons eu tort…


Illustration : les lieux du crime, quelque part dans les Alpes...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine au mois de juillet 2017.

mercredi 20 septembre 2017

Kintsugi




Il y a quelque temps, j’ai fait tomber, en la changeant de place dans mon bureau, une petite statuette ancienne en plâtre que m’avait offerte une amie, il y a bien longtemps à Toulouse. Il s’agissait d’une Vierge toute simple, debout, portant auréole et robe brune, et joignant ses mains pour prier. Le choc la décapita.

J’étais désolé, et pour la statue et pour le souvenir qu’elle représentait. Je la recollais tant bien que mal, et les premiers temps, voir sa cicatrice, le joint de colle et le plâtre écaillé, m’attristait un peu. Je dis bien un peu, car effectivement il y a dans nos vies des choses plus importantes qu’un petit objet brisé ; mais vous savez comme moi comment fonctionne notre esprit…

Aujourd’hui, quand je regarde la statue, qui est toujours là, dans mon bureau, je porte un regard apaisé sur la cicatrice de son cou : elle fait désormais partie de son histoire, de notre histoire à elle et moi. Les souvenirs de sa chute, de ma petite tristesse, et de sa réparation, se sont ajoutés aux souvenirs de mon amie, de Toulouse, de la pièce où elle était alors posée, etc. Sa cicatrice me rappelle à chaque fois le principe d’impermanence, si cher aux bouddhistes : tout se casse et tout passe. Notre destin, à la statuette et à moi, en tout cas à nos atomes, c’est de nous casser, de nous décomposer et de redevenir poussière ; puis de nous recomposer en autre chose encore…

Les jours où je suis en forme, je trouve la petite Vierge tout aussi belle maintenant que jadis, avec sa trace de fracture ressoudée. La cicatrice ne l’empêche pas d’être pleine de grâce. Peut-être même est-elle plus belle que si elle était restée intacte. Comme dans l’art japonais du kintsugi…

L’esprit du kintsugi est de considérer que lorsqu’un objet précieux, par sa valeur ou par sa signification, se brise, il faut soigneusement le réparer, mais ne pas chercher à masquer cette réparation. Au contraire, la rendre belle et visible, puisqu’elle est désormais partie prenante de l’identité de l’objet.

Dans le kintsugi traditionnel, on répare principalement des bols en porcelaine ou céramique : on utilise pour cela une colle qui rejointe minutieusement les morceaux, et que l’on recouvre ensuite elle-même d’une laque à base d'or. On obtient alors des objets réparés tout aussi précieux que ceux qui ne se sont pas cassés, dont les fines cicatrices en or rehaussent la beauté et racontent un chapitre de leur histoire, et de celle de leur propriétaire.

J‘aime bien cette pratique, qui a bien sûr quelque chose d’étonnant, à une époque où on jette volontiers ce qui est usé ou brisé. Je l’aime d’autant plus que j’ai parfois l’impression de rencontrer des humains kintsugi ! Des humains que la vie a cabossés, mais qui ont réussi à s’en remettre, et qui n’en ont pas gardé d’amertume ou de ressentiment. Au contraire, qui ont progressé, qui se sont à la fois reconstruits et agrandis, améliorés, bonifiés…

Ils ont recollés les morceaux de leur vie brisée : ils ont pleuré, ils ont travaillé à ne plus trop pleurer, puis à aimer à nouveau la vie et les humains ; et peu à peu leurs cicatrices psychiques se sont recouvertes de l’or de la bienveillance et de la sagesse, d’une certaine sagesse, celle que l’on retrouve souvent chez celles et ceux qui ont traversé un bout d’enfer.

Je les vois, tout autour de moi : tel ami qui boîte après un grave accident, telle autre qui a réchappé à une dépression sévère, tel patient guéri après de nombreuses hospitalisations. Ils se seraient bien passé de se retrouver brisés par l’adversité. Mais aujourd’hui, chacun de leurs sourires vaut de l’or. Ils sont devenus kintsugi


Illustration : un bol kintsugi

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen n°33, durant l'été 2017.

mercredi 13 septembre 2017

Ne pas polluer avec les mots



Nous sommes tous aujourd’hui attentifs aux pollutions de notre environnement physique, qui peuvent atteindre l’air, l’eau, nos aliments, et menacer notre santé et notre intégrité. Nous commençons aussi à prendre conscience d’autres formes de pollution, celles de notre environnement sociologique, et qui menacent cette fois-ci la santé de nos esprits : ces polluants ont pour nom matérialisme, consumérisme, individualisme…

Il s’agit bien de pollution : les effets sont insidieux, cumulatifs, retardés, mais finissent tôt ou tard par altérer notre manière de penser, nous rendant égoïstes, impatients, nous éloignant des fondamentaux de ce qui fait notre équilibre. Et puis, il y a aussi des pollutions qui partent de nous, par exemple celle des mots.

Je ne parle pas ici des tics verbaux, comme ceux qui parfois consistent à polluer notre discours de « joncteurs » (tournures de liaison) inutiles, comme : Voilà, J’avoue, J’dis ça j’dis rien, Absolument… C’est juste agaçant, sans être toxique ; et puis, ça peut avoir l’avantage parfois d’aider quelques personnes à s’exprimer (même mal, diront les puristes).

Non, ce que j’évoque ici ce sont les paroles, plus ou moins intentionnelles, qui peuvent faire mal à autrui : critiques, vacheries et agressions. Quelles que soient nos motivations à tenir de tels propos, il y a une chose importante à nous rappeler : elles auront toujours un impact qui ira bien au-delà de l’échange en cours.

Bien sûr, ces paroles commenceront par blesser la personne en face de nous ; parfois, nous l’aurons voulu, parfois non. Mais il n’y a pas que cela : l’impact de ces mots sera durable, il y aura un effet de rémanence (on nomme ainsi la persistance d’un phénomène après disparition de sa cause). La personne qui aura été la cible de ces paroles intègrera une part de leur violence, et celle-ci se verra répercutée ou reproduite ensuite.

Soit la personne continuera de s’auto-agresser et de s’auto-dévaloriser (si par exemple elle nous admire ou accorde du crédit à nos propos), soit elle agressera des tiers qui n’y sont pour rien (ses proches, des collègues, des inconnus en travers de son chemin), soit elle méditera une riposte ou une vengeance. La violence aura contaminé toute une chaîne de personnes humaines, et il faudra du temps pour que ses traces et conséquences s’effacent. Les paroles agressives jetées dans une conversation polluent à leur manière, autant que des déchets balancés dans la nature.

Le poète Christian Bobin nous le rappelle : « Nous nous faisons beaucoup de tort les uns aux autres, et puis un jour nous mourons. » comment pouvons-nous oublier cela ? D’autant que la vie se charge de nous faire du mal : de la naissance à la mort, chaque humain rencontre bien assez de souffrance (maladies, accidents, deuils)…

Alors pourquoi en rajouter ? Pourquoi ne pas s’efforcer, de notre mieux, de ne pas mentir, ne pas mépriser, ne pas agresser, ne pas humilier ; s’efforcer de ne pas prononcer de paroles offensantes, méprisantes, même si nous avons été blessés nous-mêmes. Il ne s’agit pas de nous transformer en victimes, subissant toutes les violences des autres sans jamais riposter ; mais peu à peu apprendre à se défendre des violences sans être violent nous-même ; c’est presque toujours possible. Ne jamais renoncer à dire Non, ne jamais renoncer à Stop, mais le dire sans intention de faire mal. C’est le principe même des enseignements de la Communication non-violente, si simple dans ses principes, et si délicate à adopter comme habitude de vie relationnelle.

Finalement, la communication non violente, c’est un programme écologique. On ne jette pas ses sacs plastiques ou ses piles usées dans l’océan ou dans la forêt... Et on ne jette pas ses vacheries et ses méchancetés dans le circuit des liens humains…


Illustration : le moine Kuya, qui dispensait des paroles de sagesse, dans un temple de Kyoto (merci à Claire).

PS : cet article a été initialement publié en 2017 dans Kaizen au printemps 2017.


lundi 4 septembre 2017

Quelle tête faisons-nous en regardant l’écran de notre smartphone ?



Ça se passe dans le train. De manière générale, les transports en commun sont un excellent endroit pour côtoyer et observer des humains inconnus ; mais le train est ce qu’il y a de mieux car il offre la durée, que nous n’avons pas toujours en métro, bus ou tramway.

Ce jour-là, je suis donc dans le train, en train d'observer les personnes assises tout autour de moi ; comme souvent maintenant, la plupart d’entre elles ont le regard fixé sur leur smartphone. Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse ; qu’on s’en attriste ou qu’on s’en fiche, cette scène est devenue banale. Non, ce qui m’intéresse, c’est la tête qu’ils font.

Quelques uns ont des expressions impassibles. Certains ont l’air passionnés par ce qu’ils voient ou lisent. Beaucoup ont le visage crispé, les sourcils froncés, le front plissé, comme s’ils découvraient des informations préoccupantes. Bien peu d'entre sourient…

Du coup ça me donne envie de sourire ! Ce serait étonnant que toutes ces personnes soient en train d’apprendre de si mauvaises nouvelles sur leurs écrans ; c’est juste une habitude (mauvaise). Si ce qu’elles découvrent, ce sont des nouvelles banales, elles devraient sourire. Pas forcément sourire à ce qu’elles voient sur leur écran, mais sourire à la vie : elles sont bien assises, ont de quoi se payer un voyage en train, des vêtements, un smartphone coûteux.

Je repense à toutes ces études qui montrent les vertus du sourire : faire doucement sourire notre visage fait sourire notre cerveau, élève le niveau de nos émotions positives, qui font du bien à notre santé, et du bien aux personnes autour de nous (eh oui, des visages souriants et bienveillants font du bien, là où des visages renfrognés ou hostiles attristent).

Du coup, je me mets à sourire tout seul, en regardant par la fenêtre, en sentant mon corps qui respire, en devinant mon cœur qui bat, en me réjouissant de la beauté et de l'intérêt du monde. Je ne suis vraiment pas pressé de mourir, c'est tellement intéressant d'être ici ! 

Mais quand le jour viendra, je serai plein de gratitude envers … (cochez la case qui vous convient à vous : mon Dieu créateur, la Nature, mes parents, ma famille) de m'avoir permis de traverser tout ça. J'ai un peu envie de pleurer de joie, tout en continuant de sourire.

Mon portable est devant moi, éteint, dans son étui. Même pas envie de regarder si j'ai des messages. À cet instant, je n'ai besoin de rien qui ne soit déjà là. Et tout ça est parti d'un tout petit sourire...

Merci mes voisins de train de m'avoir ouvert les yeux ainsi, avec vos pauvres visages crispés ! J'espère que cette petite grâce qui vient d'éclairer ce moment ma vie vous touchera bientôt. 

Au fait, et vous, qui me lisez, quelle tête faites-vous à cet instant ?

Illustration : Albaydé, par Alexandre Cabanel, 1848.

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en juin 2017.