lundi 28 janvier 2013

Puissance de l’anodin et gratitude infinie


C’est une belle soirée passée chez des amis, avec de grandes discussions, de bons plats et du bon vin.

Nous sommes arrivés tôt à leur demande, pour pouvoir repartir avant minuit et ne pas être crevés le lendemain. Cependant, la conversation dure, dure, dure ; je commence à piquer du nez, et j’observe que mon ami a lui aussi les paupières lourdes. Mais nos épouses sont en pleine forme et continuent, malgré nos petits signaux de fatigue de moins en moins dissimulés, à passer en revue tous les grands thèmes de nos vies. Nous finissons par partir bien plus tard que prévu.

Il me tarde d’être au lit et de dormir. Voilà, ouf, ça y est : quel délice, bien au chaud sous la couette ! Et tout à coup, je me rappelle.

Je me rappelle qu’il y a des années, quand ce genre de situation m’arrivait (vouloir me coucher tôt après une soirée, et en fait me retrouver au lit seulement à 1 heure du matin), quand ce genre de situation m’arrivait donc, je rouspétais in petto : j’étais agacé d’être parti trop tard de la soirée, j’étais fatigué à l’avance par le réveil précoce du lendemain matin, un peu inquiet de ne pas avoir assez de temps pour récupérer.

Et là, je vois que mon cerveau ne rouspète presque plus, ne s'agace presque pas.

Il ne perd pas de temps ni d’énergie à regretter la soirée un peu trop longue. Il ne s’inquiète pas de la fatigue à prévoir pour le lendemain. Il écarte avec facilité ces tentations de ronchonner et se concentre juste sur l’essentiel, sur l’instant présent : que c’est bon d’être dans son lit sous sa couette quand on est fatigué et qu’on a juste envie de dormir !

Il (mon cerveau) se consacre directement à l’instant présent. Il sait que le reste est inutile. En tout cas, inutile à ruminer à ce moment. Ce moment est juste à savourer et non à gâcher.

Je comprends alors que toutes les séances de méditation et tous les séquences de pleine conscience ont commencé à modifier tranquillement mon cerveau (la fameuse neuroplasticité, chère aux thérapeutes) année après année, sans que je ne m’en aperçoive. Il fait le boulot de régulation émotionnelle avec une efficacité bien plus grande : tantôt tout seul, tantôt à ma demande. Grâce à tous les petits efforts anodins, et apparemment improductifs sur le moment, effectués depuis des années.

Des efforts anodins qui font de nous de meilleurs humains : des humains qui rouspètent moins, qui agressent moins, qui savourent mieux, qui sont plus heureux, plus capables d’écouter sans s’énerver, d’agir à bon escient, sans en rajouter dans la colère ou l’autosatisfaction.

Gratitude immense, cosmique, gigantesque, envers tous les méditants de toutes les époques et de toutes les cultures qui ont patiemment mis cela au point depuis des millénaires. Tout seul, je n’y serai jamais arrivé…

Illustration : pouêt-pouêt, c'est l'heure d'aller au lit !

lundi 21 janvier 2013

Pas habillé, c’est trop stylé…


C’est passionnant d’observer la vie.

Voilà plusieurs années que j’ai noté chez les adolescents et jeunes adultes un phénomène qui me laisse perplexe : même par temps de neige ou par moins 5°, ils sortent volontiers en T-shirt, blouson ouvert et petites chaussures légères. Ou en tout cas un bon paquet d’entre eux. Et il ne s’agit pas que d’ados qui feraient ça pour ennuyer leurs parents : hier encore, avec 10 cm de neige dans la rue et un bon froid d’hiver en dessous de zéro, j’observais un jeune monsieur d’environ 30 ans sortir de chez lui pour aller dans sa voiture, en sautillant délicatement dans la neige pour ne pas abîmer ses petits souliers vernis, seulement (mais certes élégamment) vêtu d’une petite veste noire sur une chemise blanche grande ouverte.

Je soupçonne fortement l’influence des plateaux de télévision : en toute saison, c’est l’été sur les plateaux télé, on y est toujours bronzé (maquillage oblige) et en chemisette (à cause des rampes de très gros spots d’éclairage). Toutes les stars passent à la télé habillées très léger, alors on fait pareil.

Il y a aussi, peut-être, l’influence du chauffage : même en plein hiver, on se balade d’un lieu chauffé à un autre lieu chauffé (maison, travail, magasin) et souvent par des moyens de transports eux-mêmes chauffés (voitures, autobus, métro). Alors pour ne pas avoir trop chaud, on ne se couvre pas assez.

Ou alors, il y a d’autres raisons qui m’échappent.

J’ai bien sûr demandé à des jeunes, notamment mes filles et mes neveux, mais leurs réponses m’ont un peu déçu : ils m’assurent soit ne pas avoir froid, soit justement avoir trop chaud s’ils se couvrent trop. Pourtant, ceux que je connais me semblent tomber malades plus souvent qu’à leur tour. Ils n’ont peut-être pas froid dans leur tête, mais leur corps, lui, aimerait bien être un peu plus couvert.

J’ai le vague souvenir que quand j’étais au lycée ou à la fac, nous nous couvrions en hiver, pour ne nous découvrir qu’au printemps. Je n’ai pas réussi à repérer le moment historique où tout a basculé. Quelle étape sociale cruciale m’a donc échappé ?

Si quelqu’un peut m’aider à résoudre l’énigme…

Illustration : la tendance "pas habillé trop stylé"...

lundi 14 janvier 2013

Brûler les doigts de ma fille


Ça se passe un matin, au petit déjeuner.

Je le partage avec une de mes filles qui se lève tôt pour aller à son lycée, où les cours commencent à 8h, et vous savez ce que c’est à Paris, les temps de transport en commun sont longs. Bref, pour l’aider à aller un peu plus vite car elle s’est réveillée légèrement en retard, je lui ai fait chauffer de l’eau pour son thé et je m’approche pour la servir. Comme elle est encore endormie et en retard sur tous ses gestes, en me voyant arriver elle déchire vite le sachet de thé pour le mettre au fond du bol, s’embrouille, et met tout dans le bol : sachet, pochette en papier du sachet, puis ses doigts pour récupérer tout ça.

Pendant ce temps, j’attends au-dessus du bol, la bouilloire inclinée prête à déverser l’eau très chaude.

Et une pensée intrusive déboule tout à coup dans mon cerveau : " Tiens, si je devenais fou, je pourrais profiter de cet instant pour verser l’eau bouillante sur ses doigts et la brûler. »

Comme je sais qu’elle s’intéresse à la psychologie, et que je trouve que c’est un bel exemple de pensée intrusive, comme on en a régulièrement dans les phobies d’impulsion, je lui raconte, tout en la servant sans la brûler, ce qui vient de se passer dans ma tête.

Elle est surprise et gentiment scandalisée : « Comment, Papa, tu as ce genre d’idées avec moi !? »

Je lui explique alors que c’est juste une pensée intrusive, déclenchée parfois par certaines situations ou certaines idées, qu’on ne passe jamais à l’acte, que tout le monde en a, mais que chez certaines personnes souffrant de phobie d’impulsion, la pensée fait très peur et que du coup, on lutte violemment contre elle, et elle se transforme en pensée récurrente et obsédante.

Elle semble soulagée par mes explications. Nous prenons alors un moment pour parler du bien et du mal, de l’intention de nuire volontairement ou non, et du fonctionnement bizarre de notre cerveau. Et je m’aperçois dans l’histoire que ce n’est pas si facile que ça de rendre toutes ses pensées transparentes, même à des proches, même quand on est psychiatre. Et finalement, peut-être pas si souhaitable…

Illustration : "une bonne tasse de thé bien chaude ?"

lundi 7 janvier 2013

Ne plus soupirer


« Tout ce qu’on fait en soupirant est taché de néant », écrit Christian Bobin dans Les Ruines du ciel.

Pour cette année 2013, j’ai pris la résolution de ne plus rien faire en soupirant. Pas envie qu’il y ait trop de moments de néant dans ma vie.

Comme je ne suis pas masochiste, je vais d’abord m’attacher à refuser ce qui me fait soupirer : les invitations barbantes, les corvées plus souvent qu’à mon tour. Parfois, à le fuir : quitter une séance de cinéma si le film m’ennuie trop. Mais quand ce qui me fait soupirer sera inévitable, alors je m’efforcerai de m’y engager le cœur léger, et non à contre cœur - expression parlante, non ?

Ne plus agir en soupirant pour ne plus tacher de néant des instants qui sont tout de même des instants de vie : même quand on s’ennuie, même quand ce qu’on fait n’est pas drôle (laver la vaisselle, descendre la poubelle), même quand on serait mieux ailleurs, tous ces instant, ce n’est pas du néant, c’est du vivant. On est là, on respire, on entend, on voit, on sent. Ce n’est déjà pas si mal. Les morts, peut-être, aimeraient être encore en train de vivre ce qui nous fait soupirer, nous les vivants.

Pendant ces vacances, je suis tombé malade. J’ai du passer plusieurs jours enfermé, avec de la fièvre, endolori, ralenti. Pendant que tout le monde sortait festoyer, se balader et admirer. Ça ne m’a pas vraiment réjoui, de tomber (petitement) malade, mais je n’ai pas soupiré de l’être. J’ai lu, j’ai observé (bien obligé) ce qu'on ne regarde pas (le ciel changer par la fenêtre, les passants passer dans la rue, les objets et meubles immobiles), j’ai écouté les bruits qu'on n’écoute pas (la rumeur du dehors, les craquements des parquets). Je n’ai presque pas soupiré, donc, mais habité de mon mieux cette période. Et aujourd’hui, bizarrement, j’ai impression que ces journées de maladie, à regarder passer les heures, ont finalement été les plus belles et les plus fécondes de mes vacances. Parce que les plus contemplatives. Que j’y ai vécu, sans soupirer, bien plus fortement qu’en festoyant, qu'en visitant des quartiers ou des musées.

Donc, résolution 2013 face à ce qui me pèse : ne plus soupirer. Soit éviter, soit modifier, soit accepter, mais ne plus soupirer. J’espère tenir bon. Et j’espère que lorsque je craquerai (ça va bien m’arriver tout de même) je m’en apercevrai bien vite, et me remettrai au boulot. Sans soupirer...

Bonne année 2013 à toutes et tous.

Illustration : une drôle d'échelle, qui monte tout droit vers le ciel. Sculpture et photo de l'ami Daniel.