vendredi 20 décembre 2019

On se retrouve en 2020 ?




Parmi les paroles poétiques de Christian Bobin, à La Grande Librairie de François Busnel, sur France 2 en décembre 2019, l'une d'elle me revient à cet instant : "La légèreté, c'est parfois une manière élégante d'être grave." 

Je vous souhaite de bonnes fêtes, dans la légèreté et la gravité. 

Nous nous retrouvons en janvier 2020.

Illustration : un lac au Québec en hiver, par l'ami Rémi Tremblay.

mardi 17 décembre 2019

Manger en pleine conscience




C’est un exercice classique des groupes de méditation en pleine conscience : les animateurs distribuent aux participants un grain de raisin sec. Puis, ils invitent chaque personne à l’observer, le renifler ; le poser sur sa langue pour en percevoir la texture et les premières saveurs, avant même de le mâcher ; lui donner un premier coup de dent, s’arrêter pour explorer l’explosion de son goût dans la bouche ; prendre ensuite tout son temps pour le mastiquer, le savourer, avant de l’avaler ; et rester encore quelques instants à observer la rémanence de son goût, les fantômes de ses saveurs…

Le tout en observant les pensées apparaissant durant l’exercice (« bizarre ce qu’on nous fait faire… » « à quoi ça sert tout ce cirque ? »), en accueillant les sensations ou impulsions prenant naissance dans le corps (la bouche qui salive, qui a envie d’avaler le grain d’un seul coup). L’exercice dure dix minutes environ ; dix minutes pour déguster un grain de raisin ! Ensuite, quelques questions sont posées à chaque participant : qu’avez-vous ressenti et vécu durant l’exercice ? Procédez-vous habituellement ainsi avec un grain de raisin ? Qu’est-ce qu’une telle attitude (prendre son temps, observer, ressentir) peut éventuellement vous apporter dans la vie ?

La plupart des personnes sont surprises par la richesse de l’exercice : « j’ai ressenti une impression de satiété avec un seul grain de raisin, étonnant ! », « je n’avais jamais réalisé toutes les saveurs contenues dans un grain de raisin sec », « en général, je les avale sans y penser, c’est la première fois que je prends conscience de leur vraie saveur », « je me rends compte que beaucoup de choses dans ma vie fonctionnent sur ce registre : je ne prends jamais le temps de ressentir et de savourer, de ralentir, de m’ouvrir à ce que je fais… »

La méditation de pleine conscience peut apporter beaucoup de changements à notre manière de vivre au quotidien, et c’est d’ailleurs son but : ne pas se limiter à une série d’exercices apaisants, bien séparés de notre vie réelle (un temps pour méditer, puis tout le reste pour stresser !), mais nous transformer, modifier notre manière de vivre et d’être au monde. Et parmi ses mille et une conséquences, figure le changement de notre rapport à la nourriture et l’alimentation.

Trop souvent, nous ne sommes pas présents à ce que nous mangeons, parce que notre attention est tournée ailleurs : vers nos pensées et ruminations, vers des distractions (radio, télé, ou pire, usage d’écrans), vers des discussions (si nous sommes en groupe) ou vers une autre activité. 

L’apprentissage de la méditation nous pousse à comprendre qu’il est précieux de régulièrement manger en pleine conscience, et d’être attentif aux aliments et à notre corps. Ce faisant, nous aurons plus de discernement quant à notre envie de manger : véritable faim ? Ou simple réflexe conditionné, envie de manger parce que c’est l’heure, parce que nous sommes stressés, parce que nous nous ennuyons ? Ou encore désir de lien et de partage social ? Se nourrir en pleine conscience nous offre également plus de discernement quant à notre ressenti de satiété : ai-je vraiment besoin de me resservir de ce plat ? Ai-je encore faim ? Est-ce une simple gourmandise ? Ou la pensée qu’il ne faut pas gâcher ou jeter ce qui reste dans mon assiette ? Mais alors pourquoi le jeter dans mon corps plutôt qu’à la poubelle ?

C’est simple, n’est-ce-pas ? Simplement manger, en pleine conscience, pleinement présent à ce que nous faisons, ressentons, pensons… Pas forcément à tous les repas, mais régulièrement, une fois ou deux par semaine, prendre son temps, approfondir la rencontre avec notre nourriture, reposer sa fourchette, terminer une bouchée avant de passer à la suivante. 

Quel intérêt à cela ? 

D’abord, protéger notre santé : aujourd’hui, et sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une grande partie de la population mondiale (du moins en Occident et dans les pays émergents) n’est plus confrontée à la rareté mais à la pléthore.

La nourriture est omniprésente et relativement bon marché ; il suffit de tendre le bras pour en disposer, sans effort de préparation ou d’accommodation, à toute heure du jour ou de la nuit. Les effets de cette pléthore sont dévastateurs : nous mangeons trop, trop souvent, et mal de surcroît (aliments saturés en sucre, sel et exhausteurs de goût). 

De nombreuses études de psychologie expérimentale ont étudié ce qu’on appelle le « régime de cafétéria » : avoir à volonté des aliments attirants car très variés, très salés, très sucrés, etc. Ce type de régime a été proposé à des rats de laboratoire (dont l’alimentation et le métabolisme sont très proches des nôtres) : des souches de rats jumeaux sont confrontées soit à un régime normal soit au « régime de cafétéria » ; dans les deux cas, ils ont accès libre à la nourriture. 

Les résultats sont nets : les rats de cafétéria deviennent très rapidement obèses et diabétiques. Et encore, ils ne regardent pas la télé et ne sont pas exposés à des publicités les incitant à grignoter à toute heure pour éviter les coups de pompe… Les humains, si ! 

D’où une épidémie de diabète et d’obésité inquiétante dans tous les pays soumis à cette martingale infaillible : pléthore de mauvaise nourriture, sur fond d’incitations multiples à trop manger, et trop souvent. Manger en pleine conscience nous immunise peu à peu face à ces incitations et impulsions à tout avaler machinalement. En pleine conscience, on réalise beaucoup mieux que ce que l’on mange est trop gras, trop sucré, trop artificiel, et que l’on mange trop, trop vite.

Ensuite, manger en pleine conscience fait de nous des humains plus avisés et respectueux de leur environnement, en nous aidant à comprendre la valeur de tout ce qu’il y a dans notre assiette. D’où viennent ces fruits et ces légumes ? À qui les ai-je achetés ? Qui les a cultivés, cueillis, acheminés vers moi ? Puis-je prendre conscience de tout ce qu’il a fallu de bienfaits de la Nature, et d’efforts humains, pour que cette nourriture arrive dans mon assiette ? Ce serait une erreur et une faute de ne pas la respecter. Et la respecter, c’est la savourer, ne manger que ce dont mon corps a besoin, ne pas la gaspiller, et la partager… 

Notre société a brisé notre rapport à la nourriture, nous a fait oublier son caractère sacré : reprenons-en conscience !

Santé et sacré, voilà pourquoi il est précieux de régulièrement revenir à la présence et à la conscience : dans le silence et la lenteur, se recueillir pour savourer chaque bouchée. En observant son corps. En interrogeant son esprit. En se sentant heureux d’être en vie.


Illustration : on peut aussi cuisiner en pleine conscience !

PS cet article a été publié dans la revue Sens & Santé au printemps 2019.




mercredi 11 décembre 2019

Le sommeil des justes



À l’âge de 20 ans, l’écrivain Cioran perd – définitivement, dit-il -  le sommeil. 

Après inquiétudes et désolations à  ce propos, il s’en accommode, bon an mal an, considérant qu’il s’agit d’une situation irrémédiable, et oscillant entre moments d’acceptation : «On apprend plus dans une nuit blanche que dans une année de sommeil » ; et moments d’inquiétude : « Bien plus que le temps, c'est le sommeil qui est l'antidote du chagrin. L'insomnie, en revanche, qui grossit la moindre contrariété et la convertit en coup du sort, veille sur nos blessures et les empêche de dépérir ».

Beaucoup d’autres artistes ou créateurs sont connus pour leurs insomnies, comme Marcel Proust, qui devint très tôt toxicomane des divers somnifères administrés par ses médecins. Quelle aura été la part de leurs troubles du sommeil dans leur créativité ? Bien difficile à évaluer…

Le sommeil est bien évidemment une nécessité pour les humains, et cela ne concerne pas seulement leur bien-être, mais aussi leurs capacités intellectuelles et émotionnelles, et également leur santé globale. Bien dormir est non seulement agréable, mais aussi réparateur et protecteur. Or, le sommeil est une fonction très fragile, qui peut se dérègler sous l’influence de nombreux facteurs.

Certains viennent de nous, ou de la manière dont nous accueillons le monde en nous : nos préoccupations, concernant la journée écoulée (tout ce que nous n’avons pas fait ou mal fait) ou à venir (ce qui nous attend le lendemain : ah ! les insomnies du dimanche soir…), nos émotions, qu’elles soient douloureuses (pas facile de s’endormir le cerveau plein de colère ou de tristesse) ou heureuses (l’excitation de la joie et des projets est incompatible avec le relâchement nécessaire au sommeil). 

D’autres sont exogènes, liés à des influences extérieures : avoir vécu trop d’événements stimulants peu avant l’heure du coucher, ou s’être exposé aux écrans, à leurs informations, à leurs stimulations…

On découvre alors toutes les facettes de l’insomnie : difficultés à s’endormir, ou difficultés à se rendormir après un petit éveil nocturne.

C’est que le sommeil, comme beaucoup de nos fonctions vitales, n’obéit pas si facilement à notre volonté. Il ne se déclenche pas sur commande. 

Au contraire : c’est ce que savent bien tous les hypocondriaques du sommeil, ces personnes très inquiètes de ne pas bien dormir. Plus elles se couchent en se disant : « pourvu que j’arrive à bien dormir cette nuit, pourvu que le sommeil vienne vite, pourvu que je ne me réveille pas au milieu de la nuit… » et plus elles ont du mal à dormir : leurs attentes excessives et inquiètes perturbent leurs capacités à s’endormir.

C’est parce que le sommeil est un état émergent de notre cerveau, comme la sérénité ou le bonheur ; il ne peut se déclencher sur commande ou sous l’effet de la volonté, mais il ne survient que quand, et seulement quand, un certain nombre de conditions sont réunies : une pièce calme, sombre, un esprit apaisé, une journée passée stimulante mais pas excitante, un certain degré de lâcher-prise et de confiance dans ses capacités à s’endormir, etc.

On ne peut donc déclencher le sommeil, mais on peut en faciliter la venue. Parmi les courants psychothérapiques récents, deux offrent d’intéressantes perspectives en la matière : la psychologie positive et la méditation de pleine conscience.

En psychologie positive, on recommande de pratiquer avant de s’endormir un exercice d’immersion dans les émotions agréables : songer à trois petits événements de la journée (mêmes bénins, et même les jours stressants ou compliqués) qui nous ont réjoui, touché ou fait du bien. Y songer en faisant participer tout son être : en observant comment leur évocation se manifeste dans notre corps, comment notre souffle les accompagne, en se remémorant les détails précis de ces instants… 

Cet exercice peut aussi se pratiquer avec la gratitude : penser à un geste venant d’autrui qui nous a aidé ou apaisé ou amusé ; remercier alors la personne ; savourer - dans son esprit et dans son corps - ce souvenir d’avoir reçu de l’attention, de la bienveillance, de l’affection. Ces émotions positives non seulement détendent corps et esprit, mais écartent aussi les inquiétudes, aussi sûrement qu’un anticyclone repousse les nuages.

En méditation de pleine conscience, un exercice classique pour faciliter (mais non garantir !) l’endormissement, et aussi les rendormissements dans la nuit, est le « scanner du corps » : se rendre présent à son corps, en le passant en revue, lentement, en détail, des pieds à la tête, tout en suivant tranquillement ses mouvements respiratoires. 

L’idée est de ne pas chercher à s’endormir, mais à poser son attention sur le souffle et le corps, avec patience et bienveillance. 

Si des pensées d’impatience (« il faut que je me rendorme le plus vite possible ») ou d’inquiétude (« c’est la catastrophe si je ne suis pas en forme pour demain ») surviennent, prendre garde de ne pas les nourrir de son attention, mais ramener inlassablement celle-ci sur la conscience de la respiration et des sensations corporelles. 

Accepter tout au fond de soi la possibilité de ne pas s’endormir tout de suite, ou de moins dormir qu’on ne le voudrait, mais se rappeler ceci : « quitte à ne pas, ou pas assez dormir, mieux vaut alors  passer ce temps d’éveil apaisé qu’énervé ».

Ainsi, mieux vaut prendre soin de son sommeil un peu à l’avance, en se protégeant des stimulations, informations et distractions des écrans quelques heures avant d’aller au lit, et en se livrant aux petits exercices que nous venons d’évoquer.

Et en prenant soin de séparer nos activités du jour de celles de la nuit : nous aborderons ce qui nous préoccupe demain, et pour le moment nous nous accordons le repos et l’énergie nécessaire pour mieux l’affronter, justement. 

Dans son roman La Vie devant soi, Romain Gary (sous le pseudonyme d’Émile Ajar), abordait ainsi le problème : " Le sommeil du juste... Je crois que c'est les injustes qui dorment le mieux, parce qu'ils s'en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l'oeil et se font du mauvais sang pour tout." 

Même les justes, même les gentils peuvent avoir des insomnies, pour peu qu’ils se préoccupent de justice au moment où il faudrait plutôt  se préoccuper de sommeil…


Illustration : un rêve (photo tirée du film "L'homme de Londres", du cinéaste hongrois Béla Tarr).

PS : cet article a été publié dans la revue (disparue hélas) Sens & Santé, à l'automne 2019.


jeudi 5 décembre 2019

Notre inépuisable besoin de bienveillance



Attention, attention : ceci est une chronique sur la bienveillance envers soi-même ! Je préviens, parce que sais que la bienveillance, il y a plein de gens que ça énerve. Je m’en fiche, c’est trop important pour ne pas en parler. Alors, si vous en avez marre de la psychologie positive, faites-vous du bien : changez de page, allez lire des choses plus méchantes, ça ne manque pas sur le Web…

Comment définir la bienveillance ? On pourrait dire que c’est essayer à chaque fois que possible d’adopter un regard, un discours ou une manière d’être qui font du bien aux autres : se montrer gentil et compréhensif, faire preuve d’écoute et de douceur, s’attacher à voir les bons côtés des gens plutôt que les mauvais, etc.

Pourquoi se montrer bienveillant ? « Marre de la dictature du bonheur, de la moraline et des bons sentiments ! » crient souvent les grincheuses et les grincheux.

Eh bien moi, je n’en ai pas marre de la bienveillance, jamais : quand je vois combien la vie n’est pas facile, quand je vois toutes les adversités, les souffrances et les maladies que chaque humain doit affronter, je sais que la bienveillance a encore de beaux jours devant elle, car elle est un besoin universel. 

Qui se réveille le matin en se disant « pourvu qu’on soit malveillant et méchant avec moi aujourd‘hui » ? Nos attentes, c’est plutôt d’espérer rencontrer des gens sympathiques et bienveillants. Nos attentes, c’est recevoir de l’amour plutôt que de la haine, de l’attention plutôt que de l’inattention, de la bienveillance plutôt que de l’indifférence.. Surtout quand on est seul, fragile, amoindri, malade…

Car quiconque a fait l’expérience de la maladie grave sait qu’il est fou de critiquer la bienveillance et la gentillesse : car en recevoir de la part de ses proches, des soignants, des inconnus que l’on croise, devient alors indispensable. La bienveillance ne nous guérit peut-être pas, à elle toute seule, mais elle rend l’expérience de la maladie moins destructrice et moins démoralisante.

Ça, c’est la bienveillance que les autres nous offrent, mais il y a aussi celle que nous nous devons à nous-même, celle que nous devons à notre corps, même malade, même défaillant, même décevant.

Souvent, lorsqu’on est malade, on ressent de l’agacement, de la colère contre soi, contre ce corps qui nous trahit, nous handicape, nous empêche d’agir, nous fait mal. Mais ces émotions négatives aggravent encore la situation, et amplifient la douleur. 

D’où des travaux de recherche sur les bienfaits de la bienveillance envers soi et son corps : accepter la souffrance, chercher à se faire du bien plutôt que des reproches, lâcher prise par rapport à tout ce que la maladie nous empêche de faire, et tourner au contraire son énergie vers la douceur et l’espérance du soulagement, ou de la guérison. 

Ce qu’on ferait en gros pour un proche ou un enfant, à qui on dirait : « ce n’est pas drôle d’être malade, mais c’est encore moins drôle d’être en colère contre la maladie, ou anxieux, ou désespéré ; ne t’en veux pas, prends soin de toi, accepte la maladie, accepte le repos, accepte les soins, et une part de tes souffrances reculera… »

C’est compliqué d’être malade dans nos modes de vie contemporains, où toutes nos activités sont planifiées, enchaînées, organisées, dans nos sociétés où il n’y a plus de place pour l’imprévu, et où la maladie est considérée comme une anomalie, parfois même comme un échec… 

La maladie, comme toute souffrance, est une malchance ; et, sauf pour les très grands veinards, elle est inévitable dans toute vie humaine. Alors autant ne pas s’infliger une double peine : à la peine de la maladie, ajouter la peine de la colère ou du désespoir, et celle du ressentiment contre soi.


Illustration : un petit être humain qui a besoin de bienveillance.

PS : ce texte reprend ma chronique du 19 novembre 2019 sur France Inter, dans l'émission d'Ali Rebeihi, Grand Bien vous Fasse.