lundi 26 novembre 2018

La violence du monde


Il y a 20 ans, alors que nos 3 filles étaient encore petites, et s’apprêtaient à entrer en maternelle et donc à se trouver en contact avec de nombreux adultes inconnus, nous avions eu de grandes discussions avec mon épouse sur le fait de savoir si nous devions ou non les mettre en garde contre les actes de pédophilie.

De mon côté, et bien que psychiatre parfaitement au courant, je n’étais pas tout à fait sûr qu’il faille le faire, et le faire si tôt. Je redoutais un peu de leur transmettre une vision du monde angoissante, de transformer chaque rencontre avec un nouvel adulte en source d’inquiétude. Je craignais de porter trop tôt une première atteinte à la légèreté de leur enfance. 

Peut-être mon attitude s’expliquait-elle par le fait que je n’avais jamais été confronté moi-même à ce type de problèmes : j’étais un petit garçon prudent, voire méfiant envers les adultes, gardant soigneusement mes distances. Mais je crois surtout que j’étais un papa poule, désireux de leur éviter toute souffrance inutile, et de les protéger d’une prise de conscience précoce de toute la violence du monde

J’avais tort : nous ne pouvons pas laisser nos enfants vivre et grandir sous cloche. De même qu’il ne faut pas à tout prix leur cacher l’existence de la mort ni de la souffrance, il ne faut pas non plus leur masquer l’existence de la violence, physique ou sexuelle. Simplement, nous avons à adapter notre discours à leurs capacités de compréhension et d’affrontement.

Mais même une fois la décision prise, j’aurais pu hésiter longtemps avant de trouver le meilleur moment pour leur en parler. C’est mon épouse qui s’en est chargée sans plus attendre : plusieurs de ses copines d’enfance avaient subi des attouchements ou agressions sexuelles, et elle souhaitait que nos filles soient informées suffisamment tôt.

Elle a fait ça très bien, tranquillement. En leur expliquant que la plupart des adultes qu’elles rencontreraient seraient dignes de confiance, mais pas tous. Que certains étaient malades dans leur tête et pouvaient leur demander ou leur faire des choses que les adultes n’ont pas à faire avec des enfants : vouloir les voir tout nus, les caresser. Que si des adultes faisaient ça, ce n’était pas du tout, du tout normal. 

Elle leur rappelait souvent qu’elles avaient le droit de dire non, surtout si elles sentaient au fond d’elles-mêmes quelque chose de bizarre et d’inconfortable. Et surtout, surtout, que c’était très important d’en parler tout de suite : aux parents, à la famille, à la maîtresse. Que si un adulte leur disait : « surtout tu n’en parles pas », c’était déjà un truc bizarre et pas normal.

Sincèrement, je crois que ça leur a un peu fichu la trouille, au début. Du coup, elles en ont fait à un moment un sujet de jeux, quand elles prenaient leur bain ensemble par exemple, en se criant mutuellement : « Tu ne me touches pas, vieux satyre ! ». Mais le message est passé, et ce qui en est resté, c’était sans doute de la prudence et de la vigilance, plus que l’angoisse. Et surtout, la connaissance que ce danger existait.

De mon côté, je continuais de penser que c’était une bonne chose de leur en avoir parlé, mais qu’on aurait tout aussi bien pu s’en passer, car leur environnement était tout de même très protégé. Jusqu’au jour où, quelques années plus tard, un employé de l’école qu’elles fréquentaient a été arrêté pour attouchements sexuels sur des petits garçons. La foudre n’était pas passée loin. Et ma femme avait eu raison, elle s’était montrée plus moderne que moi, vieux crouton d’une époque où la pédophilie existait bel et bien, mais dans le plus grand secret.

Depuis, les choses ont continué de bouger dans le bon sens. On sait aujourd’hui qu’il faut informer, expliquer, éduquer, pour éviter des enfances et des vies fracassées. Ce n’est pas gai, mais c’est ce qu’on peut appeler un progrès…

Et vous, quand vous étiez enfant, on vous en avait parlé de ces histoires de pédophilie ?

Illustration : ce que devraient être toutes les enfances... (Fillette dans un champ de fleurs, par Ludwig Knaus)

PS : ce texte reprend ma chronique du 20 novembre 2018, dans l'émission d'Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.



mercredi 14 novembre 2018

Nostalgie et progrès



Comme pas mal d'entre vous peut-être je suis un baby-boomer :  je fais partie de cette génération d’enfants nés dans les années 50 et 60, qui ont grandi dans une société qui croyait au progrès, qui avait foi en l’avenir, et qui était sûre que demain serait mieux qu’hier.

Quand je raconte mon enfance et ma jeunesse à mes 3 filles, elles sont fascinées et me disent qu’elles auraient aimé vivre à cette époque de légèreté, dans laquelle on laissait les enfants aller jouer seuls dans la rue, dans laquelle les étudiants qui cherchaient un petit boulot ou un appartement à louer le matin en avaient trouvé un le soir venu, cette époque d’avant le SIDA et le terrorisme, cette époque où le réchauffement climatique n’existait pas, au moins dans nos esprits. Et je m’aperçois que, sans l’avoir vécu elles-mêmes, mes filles sont un peu nostalgiques de mon propre passé. Mince alors…

Je les ai rendues nostalgiques de ma jeunesse à moi : est-ce que je n’aurai pas un peu embelli mon passé, par hasard ? Est-ce que je n’aurai pas un peu confondu ma subjectivité avec la réalité ? Évidemment ! comme la plupart des gens ! 

Car je n’ai pas eu tendance à parler spontanément à mes filles des guerres qui duraient encore dans mon enfance (guerres d’Indochine ou d’Algérie, à laquelle mon père avait du participer) ; je ne leur ai pas parlé des copains d’école ou de lycée qui avaient eu la polio et étaient handicapés à vie ; je ne leur ai pas parlé de la violence domestique, à cette époque où les hommes battaient leur femme, où les parents battaient leurs enfants, où tout le monde battait les animaux, sans que personne ne trouve ça scandaleux… Comme l’écrit Steven Pinker dans son livre : « rien n’explique mieux le bon vieux temps qu’une mauvaise mémoire » !

Pour tout un tas de raisons, la plupart des humains ont tendance à embellir leur passé. C’est normal : se dire que l’existence était plus douce autrefois aide à supporter le vieillissement : au moins, on aura eu une belle vie ! Imaginez si c’était l’inverse : se dire qu’on a eu un passé pénible et que les choses s’améliorent seulement maintenant, alors qu’on est vieux et qu’on va mourir un de ces jours ! 

Mais non : avoir vécu est déjà une chance. Et pouvoir vieillir en est une autre. Comme le disait je ne sais plus qui : « Vieillir, c’est tout de même le meilleur truc qu’on ait trouvé pour ne pas mourir jeune ! » La vie pouvait être belle autrefois, et ça fait du bien de s’en souvenir. Ça c’est pour le subjectif de notre perception, le côté littéraire et psychologique de la nostalgie. 

Mais pour le côté mathématique et historique, aucune raison d’être nostalgique. Les chiffres sont là et ils sont clairs : le monde progresse dans tous les domaines : moins de violence, plus d’éducation, plus de santé, plus de démocratie, plus d’empathie, plus de fraternité… 

Ces progrès sont parfois irréguliers, incomplets, discontinus, mal répartis selon les moments ou les régions du globe. Pour autant, ils sont réels, chiffrés, objectivables. 

Mais le dire, ce n’est pas dire que tout est parfait, partout, et qu’on peut s’arrêter et se reposer sur nos lauriers. Car échapper à la distorsion nostalgique ne doit pas nous jeter dans les bras de la religion progressiste : voir le progrès comme un mouvement naturel et inexorable, et avoir une foi aveugle dans sa survenue. Je cite à nouveau notre invité : « Si la pile de linge sale baisse, ce n’est pas que les vêtements se sont lavés tout seuls, mais que quelqu’un a fait la lessive ! Et si certaines violences ont reculé, c’est que des humains s’en sont mêlés, en organisant des changements sociaux, culturels, matériels… »

Eh oui ! Restons éveillés et actifs car, comme beaucoup de bonnes choses dans nos vies, le progrès, qu’il soit personnel ou collectif, n’est pas à attendre mais à construire. 

Illustration : ce que j'ai vu hier en me promenant ; j'en suis déjà nostalgique ; mais je sais qu'un de ces jours prochains, je vais être émerveillé par une autre lumière, aussi belle ou plus encore... 

PS : ce texte reprend ma chronique du 6 novembre 2018, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.



jeudi 8 novembre 2018

Se convertir à l’optimisme



Pendant longtemps, j’ai été pessimiste.

J’avais l’impression que le pessimisme faisait de moi un humain plus lucide, plus intelligent, plus réaliste, mieux préparé à affronter toutes les adversités que j’avais imaginées. 

J’avais tort.

La vie m’a ouvert les yeux. La vraie vie : pas celle qu’on se raconte dans sa tête, mais celle qui se déroule sous nos yeux, pour peu qu’on les ouvre. En observant de plus près les pessimistes, donc, j’ai vu à quel point d’une part être pessimiste rendait malheureux et d’autre part ne préparait pas du tout à mieux s’en sortir en cas de malheur. Au contraire, voir vivre des optimistes me faisait comprendre peu à peu qu’ils étaient plus heureux et tout aussi capables d’affronter l’adversité quand elle arrivait.

Les études scientifiques conduites sur ce thème confirment à peu près toutes la chose : la plupart du temps, les optimistes vont mieux, et s’en sortent mieux. Par exemple en médecine, ils prennent mieux soin d’eux quand ils sont malades (ils ont confiance dans le fait qu’il est possible de guérir, là où les pessimistes pensent volontiers qu’ils sont foutus et que rien ne pourra marcher) ; puis, ils profitent mieux de la vie quand ils sont guéris.

Alors j’ai décidé de me convertir, décidé d’avoir la foi moi aussi, la foi en l’avenir, de faire l’effort de considérer que le pire n’était pas certain, juste possible. Et que pour l’affronter, mieux valait avoir l’énergie de l’optimisme que le découragement du pessimisme. Mais quel boulot ça a représenté, et quelle fatigue parfois ! C’est épuisant de suivre le rythme des optimistes…

Comme je ne l’avais pas appris à être optimiste petit, j’ai du faire le boulot une fois devenu grand. J’ai méthodiquement pris le temps de vérifier si toutes mes prédictions négatives se réalisaient : c’était minable ! Heureusement que je suis devenu psy, et pas voyant, je serai mort de faim... 

Et en plus ça me fatiguait et me stressait pour rien. Je passais mon temps à imaginer le pire, et à chaque fois qu’il ne survenait pas, au lieu de me réjouir et de réfléchir, je me disais : « oui, mais ça aurait pu arriver » et je ne touchais pas à mon pessimisme. J’ai pris le temps aussi d’observer les optimistes : certes, de temps en temps ils se trompaient dans leurs prédictions ; et alors ? Mieux vaut quelques déceptions et une vie joyeuse, plutôt qu’avoir parfois raison dans une vie peureuse.

Au fait, c’est quoi l’optimisme ? C’est une attitude mentale avec des conséquences comportementales. Attitude mentale : face à un problème, supposer que des solutions existent, même imparfaites, même incomplètes. Conséquences comportementales : agir pour que ces solutions existent. L’optimisme ne consiste pas à croire qu’il n’y aura pas de problèmes, mais à se bouger pour engendrer des solutions.

Vous avez remarqué que j’ai dit « attitude » et pas « personnalité », car aujourd’hui j’en suis persuadé, nous portons en nous les 2 capacités, à l’optimisme et au pessimisme. Et l’idéal me semble être d’utiliser les 2 ! Un peu de pessimisme pour scanner les dangers possibles, et beaucoup d’optimisme pour activer confiance et énergie afin de leur trouver des solutions. Marchons sur nos 2 jambes au lieu d’avancer à cloche-pied sur la jambe optimiste ou la pessimiste…

Illustration : quelques citoyens pessimistes à propos de l'instant suivant...

PS : ce texte reprend ma chronique du 4 septembre 2018, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.