mercredi 24 février 2016

Deux euros, exactement



Un dimanche matin, en allant faire le marché, je le vois qui attend au bout du trottoir sur lequel je m’avance vers lui, en tirant mon chariot à provisions.

Il ressemble à une sorte de Grand Duduche sans âge qui aurait pris trop de neuroleptiques ; sans doute un patient de l’hôpital psychiatrique voisin. Il me regarde arriver, et trépigne impatiemment. Je comprends qu’il va me demander de l’argent. Mon corps se raidit un peu, hésite à modifier son cap ; puis je me dis : « non, tu ne vas pas changer de trottoir pour éviter de donner 1 ou 2 euros à un mendiant ».

Quand j’arrive à sa hauteur, il m’aborde avec une élocution saccadée, précipitée, malhabile, liée aux médicaments, peut-être à l’anxiété, sûrement à l’impatience. Il veut 2 euros pour s’acheter des cigarettes, il m’annonce le prix et le programme avec sincérité.

Je discute un peu sur son projet : « le tabac, c’est pas terrible pour la santé, vous savez… » Mais il s’en fout complètement, ça ne l’intéresse absolument pas ce que je lui raconte, il répète sa demande encore plus vite. Je comprends que je perds mon temps, il n’a pas envie de discuter mais d’avoir son argent.

Alors je rigole et je sors mon porte-monnaie ; finalement, c’est très bien, je vais lui donner toutes les pièces jaunes qui m’encombrent. Je les verse dans sa main. Il compte alors très vite combien ça fait, et relève la tête vers moi, l’air inquiet : « il manque 40 centimes ! vous pouvez me les donner ? 40 centimes ! parce qu’il me faut 2 euros… »

Je rigole encore plus. Il a raison, après tout, au point où on en est, il peut tenter sa chance. Surtout que c’est encore tôt ce dimanche matin, il risque d’attendre longtemps le prochain passant, sous le sale petit crachin d’hiver.

Voilà, il a exactement ses 2 euros. Très soulagé, il me remercie à peine, et tourne les talons pour foncer vers le petit bistrot juste à côté, acheter et fumer sa dose de poison.

Je ne sais pas bien ce que je ressens. Je suis à la fois touché par sa détresse, sa fragilité ; amusé par son insistance et son culot non calculés, juste dictés par le besoin et le manque ; un peu culpabilisé de lui avoir donné de quoi s’empoisonner ; mais vaguement content quand même de ne pas lui avoir tourné le dos, de ne pas l’avoir laissé attendre dans le froid le prochain passant…


Illustration : il y a comme ça dans notre vie tout plein de petits détails tristes et beaux à la fois (photographie de Florian Kleinefenn).

lundi 1 février 2016

Le compteur de la vie



Mon vieux scooter est mort : après deux ou trois pannes de plus en plus compliquées à réparer, j’ai du me résoudre à l’abandonner. Je m’en suis donc acheté un autre, tout beau, tout rouge, tout neuf.

Quelques semaines après, en partant travailler, alors que je suis arrêté à un feu rouge, je m’aperçois que le compteur kilométrique indique ma date de naissance : 1956. Amusant. Puis, je redémarre, et de temps en temps, en chemin, je jette un coup d’œil rapide au compteur qui, bien sûr, continue de tourner. Les années passent si vite ! 1960, je suis tout petit, 1968, je suis en cinquième au collège ; le temps d’arriver à destination et j’ai déjà vieilli de 17 ans : nous sommes en 1973, année de mon bac.

Me voilà garé sur le parking de l’hôpital. Une petite voix me dit : « bon, assez rigolé avec ton délire sur les kilomètres qui décomptent ton passage sur cette Terre ! lâche tes analogies de bazar et recentre-toi sur ton travail ». Ce que je fais. Mais plusieurs fois dans la journée, entre deux patients, l’image me revient de ce défilement kilométrique régulier et implacable, et avec elle, la vision chiffrée de mon temps de vie qui s’écoule.

Le soir, avant de rentrer chez moi, je prends un moment, assis sur mon scooter, je ferme les yeux, je respire un peu avec tout ça, images, pensées, émotions. Bizarrement je repense à une dame que j’ai rencontrée quelque temps auparavant, dans une association de patients souffrant de cancer, à Bobigny, près de Paris. Elle racontait que le diagnostic de cancer l’avait « réveillée ». Qu’elle avait alors réalisé qu’elle s’endormait sur sa vie, comme sur un oreiller qu’on serait sûr de toujours retrouver à son réveil. Mais cette certitude n’est qu’une illusion : l’oreiller peut nous être retiré à tout moment, et le sera forcément un jour. Nous ne devons pas nous endormir ainsi, et la vie nous envoie – peut-être - pour cela de nombreux messages, certains doux (comme mon compteur kilométrique) et d’autres violents (comme le cancer de la dame).

On les écoute et on se dit alors : « tu as vu comme ça défile vite ? », ou bien : « quoi qu’il t’arrive dorénavant, vis ta vie pour de vrai, éveillée et émerveillée ». On se dit des mots simples, qui nous secouent, comme tout ce qui est vrai.

Je suis toujours sur mon scooter, immobile, dans l’obscurité qui vient, reniflant l’air frais du soir qui l’accompagne. Je respire avec toutes ces pensées qui vagabondent. Je me sens un peu triste mais apaisé, serein. Un sourire m’est venu tout seul aux lèvres. Et l’envie de dire merci. Merci à mon scooter, merci à la dame qui soigne son cancer, merci à la vie et à ses petits coups secs de baguette, qui nous murmure : « ouvre les yeux et savoure chaque instant, nigaud d’humain… »

Illustration : le scooter de la vie, sur lequel, ensemble, on avance, on savoure, on partage...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en janvier 2016.