lundi 28 octobre 2019

Douleur et souffrance




Parmi les grands enjeux de toute vie humaine, il y a la traversée de la souffrance. Au fond, vivre n’est pas toujours un truc très gai :  vivre, c’est naître, souffrir et puis mourir. « Ici-bas, la douleur à la douleur s’enchaîne / Le jour succède au jour, et la peine à la peine » nous explique joyeusement Lamartine dans ses Méditations.

Bon, heureusement qu’entre les moments de souffrance il y a aussi les moments de bonheur et de bien-être, qui rendent l’ensemble supportable ! Mais savoir affronter et traverser les inévitables souffrances de toute vie humaine reste un enjeu important. Dans ce domaine, notre marge de manœuvre est limitée, mais bien réelle. Pour cela, on fait souvent, par exemple, une distinction pédagogique entre douleur et souffrance. 

La douleur, c’est l’ensemble des phénomènes physiques ou matériels à l’origine de nos maux, c’est le réel qui nous fait mal : une blessure ou un dysfonctionnement de notre corps, une maladie, un deuil, un divorce, une adversité concrète ; nous n’inventons alors rien, les sources de la douleur sont bien là, en nous ou autour de nous. Souvent, nous ne pouvons pas grand-chose sur la douleur. En tout cas, nous pouvons rarement la supprimer comme ça, d’un coup.

La souffrance, c’est l’impact sur nous de la douleur, c’est la place qu’elle prend dans notre tête, dans notre vie.  La souffrance, finalement, c’est ce que notre esprit fait de la douleur.

Avant de continuer sur mon discours psychologique, je voudrais rappeler une vérité médicale simple : quand la douleur est violente, douleur physique ou douleur morale, les médicaments sont les bienvenus ! Que l’on soit migraineux ou cancéreux, rhumatisant ou agonisant, il est toujours légitime de soulager la douleur ainsi. Mais les médicaments ne sont pas la seule et unique réponse possible. 

C’est pourquoi la réflexion sur l’art et la manière d’affronter la douleur en limitant nos souffrances a toujours préoccupé les humains. Choisir la bonne attitude pour traverser les souffrances est ainsi un des fondements du bouddhisme ; savoir leur trouver un sens, est un de ceux du christianisme. Et la psychologie s’attache elle aussi, de son mieux, à aider les patients à ne pas se laisser dominer et asservir par leurs souffrances. 

Dans la méditation, par exemple, de nombreux exercices sont destinés à nous entraîner à ne pas laisser toute notre attention se focaliser et se rétrécir sur la seule douleur, et à entraîner notre esprit à ne pas se laisser embarquer par des pensées et des émotions à propos de la douleur.

Toutes les études le confirment : l’apprentissage de la méditation aide à « mieux souffrir » lorsque les douleurs arrivent : « mieux souffrir », c’est-à-dire limiter l’envahissement, l’omniprésence et la dictature de la souffrance. C’est ce que rappelle la philosophe Simone Weil : « Ne pas chercher à ne pas souffrir, mais à ne pas être altéré par la souffrance. » 

Je sais, ce n’est pas facile, et rien de plus irritant que les professeurs de douleur qui nous invitent à relativiser, parce que c’est comme ça, parce qu’on n’est pas le seul dans ce cas, etc. Vous connaissez la formule assassine de La Rochefoucauld : « On a toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui. » On aimerait bien les voir alors, ces bons conseilleurs, prendre notre place et notre souffrance, et nous faire une petite démonstration de leur savoir-faire ! 

Face à la douleur, chacune et chacun fait qu’il peut, comme il peut ! Mais chacun fait aussi ce qu’il a appris à faire, d’où l’importance de proposer des approches psychologiques de nature à aider nos patients à moins souffrir. En les laissant libres de se tourner ou non vers ces dernières…

Et vous, quand vous avez très mal à la tête, c’est médicament ou méditation ?

Illustration : " je te dis que j'ai mal, tu es bouché ou quoi ?! " 

PS : ce texte reprend ma chronique du 15 octobre 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous fasse d'Ali Rebeihi.








vendredi 25 octobre 2019

Inégalité et Santé




C’est un souvenir ancien, tenace, de mes études de médecine. J’étais externe dans un service de pédiatrie et j’avais sympathisé avec une petite patiente atteinte de leucémie, avec qui je bavardais chaque matin. Un jour, découragée par la maladie, fatiguée des examens répétés, des complications des traitements, elle me confia : « j’en ai marre d’être toujours malade ! pourquoi je n’ai pas de chance, moi ? ». 

Je me souviens d’avoir marqué un temps d’arrêt avant de lui répondre, et de l’encourager de mon mieux. Avec, à cet instant, le sentiment d’une injustice poignante : effectivement, pourquoi elle ? Pourquoi d’autres enfants profitaient-ils de leur enfance, au même instant, avec insouciance ? Et d’autres adultes, de leur vie ?

Cette question des inégalités me tourmente depuis toujours, comme humain (à propos des inégalités dans la société) et comme médecin (à propos des inégalités dans la santé). Tous les humains sont différents : grands ou petits, blonds ou bruns, peaux sombres ou peaux claires, musclés ou maigrichons, etc. Mais certaines différences sont des inégalités, lorsqu’elles concernent des domaines où il existe clairement un mieux et un moins bien : le bonheur et la santé en sont deux exemples majeurs.

D’où vient la bonne santé ? Elle relève en partie de facteurs génétiques, expliquant par exemple la longévité : l’autre jour, mon dentiste m’annonçait fièrement que sa mère âgée de 93 ans voyageait encore dans toute l’Europe, et que son père était mort à 100 ans, « plutôt en forme ». Cette chance génétique explique que certains humains bénéficient d’une santé qui apparaît parfois « imméritée » : il existe ainsi des personnes qui fument depuis toujours sans être touchées par le cancer (alors qu’il existe des cancers pulmonaires chez des non-fumeurs), etc.

 La santé relève aussi des événements et modes de vie de l’enfance : avoir eu des parents prenant soin de nous est un facteur protecteur important pour la santé d’un adulte. S’ils vérifiaient que nos dents étaient bien brossées et ne nous gavaient pas de sucreries, ils protégeaient notre santé dentaire, etc. De même un environnement affectif sécurisant est un facteur protecteur démontré pour la bonne santé du futur adulte.

Donc, si j’hérite des bons gênes et de la bonne famille, mes chances d’être en meilleure santé sont nettement augmentées, sans que j’aie à produire le moindre effort. On peut alors, si on n’a pas eu la chance de recevoir ces bonnes cartes, éprouver un sentiment d’injustice. De découragement aussi ? Pas forcément, car fort heureusement, nous disposons d’une relative marge de manœuvre, même devenus adultes. 

Depuis plusieurs années, les études scientifiques se sont multipliées pour mettre en évidence comment certaines attitudes quotidiennes et certains styles de vie exercent un rôle protecteur sur notre santé. On dispose aujourd’hui de travaux convaincants montrant les bienfaits d’une activité physique régulière (pas forcément un sport intensif), d’une alimentation équilibrée (privilégiant les fruits et les légumes), de liens sociaux épanouissants (famille, amis, connaissances), de la pratique de la méditation ou de disciplines proches (yoga, sophrologie, etc.). 

Et il ne s’agit pas seulement du bien que ces activités nous offrent moralement, en nous procurant des émotions agréables. Mais d’un effet biologique ! L’activité physique diminue le niveau d’inflammation présent dans notre corps ; les émotions agréables et la méditation freinent le vieillissement cellulaire en stimulant la sécrétion de télomérase, une petite enzyme réparatrice de nos chromosomes ; les fruits et légumes sont très riches – entre autres - en antioxydants, bénéfiques à la santé de nos cellules, etc.

Les recherches actuelles montrent aussi un possible effet « épigénétique » favorable de ces mêmes habitudes de vie : elles permettent de rendre inactifs de nombreux gênes induisant stress ou inflammation, elles ralentissent ce qu’on appelle l’« horloge épigénétique » (une sélection de marqueurs biologiques de vieillissement de l’ADN). Ces données sont très réconfortantes, quant à la possibilité offerte à chaque adulte de réparer une partie des inégalités liées à la génétique familiale et à l’enfance. 

On ne sait pas clairement jusqu’où peut aller cette réparation : rattrapage partiel ou effacement complet ? Ni si les effets en sont transitoires (seulement tant qu’on fait les efforts) ou s’il existe un « effet cliquet » possible (maintien définitif ou durable des bénéfices après un temps prolongé d’efforts) ? 

En tout cas, on sait aujourd’hui ce qui va dans le sens d’une bonne santé. Ces modifications de style de vie sont bénéfiques pour tout le monde. Mais elles sont indispensables pour les personnes fragiles ou malades ! Du moins celles d’entre elles qui veulent ou peuvent s’impliquer personnellement dans leur santé.

Il semble important aussi de cultiver une vision lucide de la santé : pas de perfectionnisme ! On est le plus souvent contraint de renoncer à une santé parfaite et idéale (celle dont jouissent certaines personnes chanceuses), mais on peut toujours s’attacher à cultiver et savourer la meilleure santé possible dans son propre cas. Autrement dit, ne pas se comparer aux autres, ou pas trop, ou pas trop souvent ; et seulement, alors, pour s’inspirer de leurs bonnes habitudes. L’envie, le découragement, le ressentiment sont des émotions néfastes pour la santé, en plus d’être des états d’âme douloureux !

Et puis, il y a les devoirs des personnes en bonne santé. En tant que médecin, je suis souvent agacé lorsque ceux qui vont bien se permettent de juger ceux qui sont malades : « c’est dans la tête ; il se plaint tout de même beaucoup ; elle doit aimer aller chez les médecins… » C’est aussi révoltant que lorsque les riches critiquent les pauvres. Or, il existe des devoirs liés à la richesse, qu’elle concerne la fortune ou la santé : ces devoirs sont d’une part l’humilité et la discrétion (ne pas offenser les autres, et surtout les « pauvres », par l’étalage de ses chances) ; et d’autre part, le partage, la générosité, la redistribution. 

On voit bien ce que cela signifie pour de l’argent. Mais redistribuer sa santé ? C’est très simple : si on est en bonne santé (ou durant les périodes où cela nous est offert par la vie), donner du soutien, de l’affection, du respect à celles et ceux qui sont malades ; le cas échéant, leur offrir des conseils  de santé prudents et bien dosés, sans rien imposer, ni se mettre en avant. La République Française a pour devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Pour corriger les inégalités, la fraternité est un pas précieux et important…


Illustration : se reposer pour résister les vents contraires et violents de l'adversité... (
photo de Pieter Hugo).

PS : cet article a été précédemment publié dans la revue Sens & Santé en mai 2018.



jeudi 17 octobre 2019

Plus vieux, plus heureux ?




« Le plaisir peut s’appuyer sur l’illusion, mais le bonheur repose sur la vérité. » C’est de Chamfort – le moraliste, pas le chanteur - et ça s’applique parfaitement à notre sujet du jour. « Plus vieux, plus heureux » : ça réjouit tout le monde d’entendre ça, mais… est-ce la vérité ?

Eh bien, oui, apparemment, d’après la plupart des données chiffrées dont nous disposons, c’est plutôt vrai ; en tout cas en Occident, et dans la tranche des personnes de 50 à 70 ans. Dans cette période-là, une majorité d’entre nous vit ses années les plus heureuses, les plus épanouies, les plus apaisées.

Paradoxal, tout de même ! Alors que le corps vieillit, que les rides apparaissent, que les cheveux blanchissent ou s’éclaircissent, qu’on a de plus en plus souvent mal quelque part, comment fait-on pour se sentir tout de même plus heureux à 60 ans qu’à 20 ou 40 ? 

Peut-être justement à cause de cela, – ou plutôt grâce à cela, grâce à toutes ces adversités et ces rappels à l’ordre : à partir de 50 ans, on finit par comprendre… Comprendre que notre vie et notre corps ne seront pas éternels. Par comprendre que le bonheur, ce n’est pas pour demain, mais pour aujourd’hui, que c’est maintenant ou jamais. On le savait avant, bien sûr, quand on était plus jeune ; mais on le savait seulement dans sa tête. Là on le sait dans son corps : premières limitations physiques, premières maladies chroniques, premiers amis de notre génération qui meurent... 

Impossible alors de continuer à fermer les yeux et de se croire immortel, on le sent bien, que le compte à rebours a commencé. 

À ce moment, on utilise enfin son expérience de la vie : on comprend qu’il faut éviter les souffrances inutiles et se contenter d’affronter celle que le destin nous envoie, sans en rajouter ; on comprend qu’il faut savourer tous les bonheurs, même les tout petits, même les imparfaits, même les incomplets, même quand on a mal dormi, même quand il fait gris…

On se rapproche aussi ce qui compte vraiment dans la vie : ce n’est pas le statut social ni l’apparence physique. Les chemins du bonheur ne passent pas par la chirurgie esthétique ou l’épaississement du compte en banque. Ce qui compte, c’est l’amour ! Les amoureux vivent plus heureux, qu’il s’agisse d’amour de la vie ou d’amour des humains, d’amour des copains ou d’amour du conjoint. Écoutez ce qu’en dit le vieux sage du Sud-Ouest, Marcel-Jean-Pierre-Balthazar Miramon

La vérité, sincèrement, c’est que vieillir, ce n’est pas une chance. Qui signerait pour prendre tout de suite 10 ans de plus ? Mais vous connaissez le bon mot de Woody Allen : « vieillir reste à ce jour le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour ne pas mourir. » C’est le principal avantage qu’on peut reconnaître au passage des années : préfère-t-on être vieux ou mort ?

Vieillir, ce n’est pas une chance, donc, mais avoir vécu, oui, et continuer de vivre, oui encore ! Et ce simple constat nous montre la direction à donner à nos efforts : inutile de vouloir à tout prix rester jeune !C’est mauvais signe ! Vous connaissez le bon mot de Jules Renard, dans son Journal : « La vieillesse, c’est quand on commence à se dire : “Je ne me suis jamais senti aussi jeune“ ».

Mais souhaiter bien vieillir, oui ! Cultiver son amour de la vie, oui ! Aimer la vie, malgré tous les soucis du corps, malgré les deuils, malgré les soucis, oui ! 

Regardons tout autour de nous les modèles inspirants de vieillissement heureux : ne pas se plaindre, ne pas comparer, ne pas glorifier le passé, ne pas donner de conseils non demandés. Rire, aller vers les plus jeunes, les écouter sans s’incruster. Etre gai et léger. Se réjouir chaque matin d’être toujours là, et se réjouir chaque soir de s’y trouver encore ! 

Voilà le programme, le seul et l’unique, pour rendre vraie la maxime « plus vieux, plus heureux ». 

Au fait, et vous, vous le sentez comment votre vieillissement ?


Illustration : de vieux objets, beaux et heureux d'avoir eu une belle vie utile.

PS : ce texte reprend ma chronique du 1er octobre 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi. 



lundi 7 octobre 2019

Jungle, guerre et paix



Ça se passe très exactement le matin du 13 juillet. Je suis en train d’écrire à mon bureau, et je me suis levé pour me détendre quelques minutes, me dégourdir les jambes et m’aérer l’esprit. J’en profite pour regarder par la fenêtre le beau ciel bleu, les immeubles, les jardins... C’est là que je vois la bête.

Un chat roux et blanc, que je croise souvent dans notre quartier, est juché sur un petit auvent qui surplombe la porte d’entrée de la maison des voisins. Il est tapi comme un fauve à l’affut. Quasi-immobile, juste parcouru de petits frétillements de plaisir et de concentration, qui agitent doucement les muscles de ses épaules et de sa queue. Il observe le voisin qui sort de chez lui, et qui s’est retourné pour parler à sa femme. Bien sûr, il n’a pas vu le chat, il ne sait pas qu’un petit fauve le guette. 

J’ai une vision : je me dis que si nous étions quelque part en Inde ou en Orient, si le chat était un tigre, il aurait exactement la même gestuelle, la même prudence, la même patiente excitation ; mais qu’au meilleur moment, il bondirait sur le voisin pour le dévorer. Là, le chat se contente d’observer, de réfléchir peut-être. Se demande-t-il si cette grosse proie est à sa portée ? 

Puis le voisin s’éloigne, sans savoir à quoi il a échappé, et le chat se redresse, relève la tête et s’apprête à repartir vers d’autres aventures.

Tout à coup, tonnerre et fracas résonnent dans le ciel : des vagues d’avions militaires passent au-dessus de chez nous, en escadrille, préparant la parade du 14 juillet prévue le lendemain. Le bruit est assourdissant, effrayant. Alors que nous sommes en paix, qu’il s’agit de notre armée, qu’il n’y a pas de bombardement, ces sons stridents et violents, porteurs de menaces, font presque peur. 

J’ai une autre vision : je pense à la vraie guerre, en Syrie, en Lybie, au Yémen, partout ailleurs. A la vraie peur que doivent déclencher, à cet instant, les mêmes bruits pour d’autres humains, qui savent que des bombardements vont suivre.

Les avions tournent encore dans le ciel, puis s’éloignent. Le fracas de leurs réacteurs disparaît, le silence revient, les oiseaux osent se remettre à chanter. Je ne sais pas où s’est enfui le chat. Il a du avoir une sacrée trouille lui aussi.

En quelques minutes, des images de violence – jungle, guerre – ont fait irruption à mon esprit. Elles m’ont rappelé qu’à chaque instant la peur et la mort planent sur cette Terre. Je ne sais pas quoi faire de ces pensées, de ces émotions. Je me dis platement : « n’oublie jamais tes chances, n’abandonne jamais tes frères humains moins bien lotis ». 

Je respire l’air tiède de l’été, je me demande quel geste concret accomplir. Respire encore, frangin, respire, tu vas bien trouver que faire et que donner… 


Illustration : Fauve à l'affût...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en août 2019.