vendredi 30 septembre 2016
La grâce qui traverse au feu rouge
Le mercredi 14 septembre 2016, à 8h20, j’étais sur mon scooter, arrêté au feu rouge près de l’école primaire de mon quartier. Je regardais passer toute la petite société des parents et des enfants, dans le beau soleil de l’été finissant. Ça trottinait, ça rigolait, ça bavardait de tous les côtés.
Une employée de mairie s’occupait de surveiller le passage clouté, avec une casaque jaune fluorescent. Elle bavardait avec tout le monde, discutait avec les mamans et les papas qui accompagnaient les plus petits, saluait les enfants. C’était un moment comme je les aime, où tous ces citoyens, de toutes cultures, de toutes couleurs, de toutes religions, se mélangent joyeusement et tranquillement, comme si c’était naturel et évident. Il me semble entendre la Marseillaise dans ma tête, il me semble entendre les mots de Fraternité, Liberté, Égalité, en voyant ce petit monde en harmonie et en partage se rendre vers l’école de la République. Je me dis que c’est beau quand même de vivre dans un pays démocratique et en paix, que c’est une chance hallucinante que nous avons, que la plupart des humains ne rêvent que de paix et d’amour, qu’il faut préserver ça à tout prix, que…
Tout à coup je la vois qui s’approche.
Elle marche un peu plus lentement que les autres enfants. Elle marche doucement, avec un drôle de déhanchement à chaque pas, mais de manière harmonieuse. Une petite fille brune, d’une dizaine d’années, la tête haute, un grand sourire qui éclaire son visage. Elle sourit à des amis qu’elle aperçoit, à la vie, au soleil, à l’air tiède, elle sourit en regardant tout autour d’elle. Elle revient de vacances, elle est toute bronzée, en short et en manches courtes, sa peau est couleur de caramel. Elle est toute belle, même ses jambes, tordues par le handicap, sont belles.
Elle est pleine de grâce ; à cet instant où je la vois traverser devant moi en souriant et en boitant, elle incarne littéralement la grâce. Son corps tourmenté est splendide et rayonnant. Elle est la grâce même, elle est porteuse à cet instant de toute la fragilité et de toute la beauté de l’humanité.
Je suis médusé, sidéré, pétrifié, ému jusqu’à l’os. Je suis à deux doigts de tomber de mon scooter, comme Paul de Tarse tomba de son cheval sur le chemin de Damas. Mais tout le monde m’engueule, ça klaxonne : le feu est passé au vert et les voitures derrière moi n’ont pas vu que toute la Grâce du Monde venait de traverser la rue sous leurs yeux, en boitillant et avec un sourire comme jamais, jamais ils n’en ont verront peut-être de toute leur existence, cette bande de nigauds.
Mais je suis aussi nigaud qu’eux : moi qui ait vu passer la Grâce dans ce petit corps handicapé, j’obéis au coups de klaxons, et je redémarre bêtement, comme tout le monde, pour aller travailler. Au lieu de m’arrêter et de remercier le ciel, Dieu, la Vie, le Soleil, tout le monde - gratitude universelle - pour avoir eu la chance de me trouver là, à cet instant, le cœur et les yeux grands ouverts et d’avoir pu vivre cette fulgurance de beauté et d’humanité…
Illustration : ma tête au feu rouge (Joan Miro, Le Disque rouge à la poursuite de l'alouette, 1953).
PS : ce texte reprend ma chronique du 20 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Pour écouter la chronique, c'est ici !
mercredi 21 septembre 2016
On ne s’habitue jamais à la beauté de la nature
En psychologie positive, on nomme « habituation hédonique » le phénomène d’usure et d’habitude envers ce qui nous rend heureux ou joyeux : dès lors qu’une source de bien-être ou de bonheur est présente chaque jour de notre vie, nous l’oublions peu à peu, et elle perd sur nous son pouvoir de nous rendre heureux.
Ainsi, si je dispose d’une douche chaude chaque matin, ou que je vis en démocratie, j’ai tendance à oublier qu’il s’agit de chances et non d’évidences, qui me seraient dues éternellement. D’ailleurs, il faut souvent que ces sources de bonheur me soient retirées pour que j’en réalise la valeur, comme le mentionne la phrase célèbre du poète Raymond Radiguet : « Bonheur, je ne t’ai reconnu qu’au bruit que tu fis en partant. »
L’habituation hédonique contamine hélas à peu près toutes nos sources de bonheur : bonheur d’être en vie, de pouvoir marcher sur ses deux jambes, de voir, d’entendre, d’avoir des amis, des enfants, un travail… Tout cela, nous finissons par oublier que nous devrions nous en réjouir chaque jour, pour en retrouver la saveur simple et en faire à nouveau des sources de joie.
Mais il existe un domaine où ce phénomène de l’habituation hédonique s’exerce peu ou pas : c’est celui de notre lien avec la nature. Les humains ne se lassent jamais de retrouver un paysage qu’ils aiment, d’admirer montagnes, océans, forêts, landes ou campagnes, et tous les lieux naturels qu’ils affectionnent. Pourquoi notre plaisir reste-t-il ainsi intact, mois après mois, année après année ?
Sans doute parce qu’il est impossible de s’habituer à la nature !
Contrairement aux réalisations humaines, comme une œuvre d’art ou un beau bâtiment, elle se modifie sans cesse : en fonction de l’heure du jour, du temps qu’il fait, des saisons…
Lorsque je me rends dans mon coin préféré de Bretagne, dès que j’arrive, je me précipite vers le littoral pour contempler l’océan et le ciel : et à chaque fois, j’ai le sentiment très intense que je n’avais jamais encore vu ce que je vois à cet instant ! Jamais encore vu exactement ce mélange de ciel et d’océan, de couleurs et d’odeurs, qui n’est jamais le même selon qu’il vive sous le soleil, les nuages ou la pluie, que cela se passe sous la lumière du matin ou du soir, selon les vents, selon la période de l’année. Bref, c’est inépuisable pour mes yeux, mon cœur, mon cerveau ! Et le même choc se produit en moi lorsque je retrouve une campagne ou une montagne que je connais et que j’aime. Aucune habituation hédonique, mais un bonheur renouvelé à chaque fois…
Il y a aussi une autre explication, plus technique, à ce bonheur inusable de la contemplation des natures que l’on aime : il s’agit alors de ressentir et non de posséder.
De nombreux travaux scientifiques ont montré que l’habituation hédonique se produit beaucoup plus vite et fortement à propos des choses que l’on possède qu’à propos de celles que l’on vit : selon que je dépense 100€ pour m’acheter un objet ou pour m’inscrire à un club de randonnée, le bonheur procuré par les contemplation répétées de l’objet s’érodera beaucoup plus vite que celui offert par les expériences renouvelées de randonnées.
Pour être heureux durablement, mieux vaut savourer que posséder ! Et nous ne possédons jamais la nature ! Même si nous sommes propriétaires d’un petit bout de jardin, nous savons qu’en fait ce qui en fait la merveille ce n’est pas notre titre de propriété mais l’usage du jardin, le regarder, le cultiver, s’y allonger pour faire la sieste sur l’herbe. Bien plus que le fait de dire : « c’est à moi, c’est le mien… » D’ailleurs, rien n’est à nous. Tout nous est prêté ici-bas, et tout nous sera repris un jour. Nous ne sommes que les locataires de notre vie, de notre corps.
Et c’est tant mieux, puisque, vous m’avez compris, ce qui nous rendra heureux, c’est de savourer plutôt que posséder !
Illustration : l'automne en Aubrac.
PS : cet article a été initialement publié dans la revue KAIZEN durant l'été 2016.
jeudi 15 septembre 2016
Mon voisin Jean
Cette semaine, j’ai vu que bien s ‘entendre avec ses voisins, c’était super !
Eh oui, l’autre jour j’avais perdu mes clés (comme tout le monde) et (comme tout le monde) je n’arrivais à joindre personne de chez moi, ma femme, mes filles, toutes étaient sur répondeur ou très occupées à l’autre bout de Paris. Et ce sont mes voisins qui m’ont sauvé : parce qu’ils avaient un double de nos clés, j’ai pu rentrer chez moi sans avoir besoin de traîner trois heures au bistrot du coin.
C’est super, des voisins ! Moi, dès que je déménage et que j’arrive dans un nouveau quartier, je vais me présenter aux voisins. Souvent, ils sont étonnés que je fasse ça, et en général très contents. Et quand de nouveaux voisins arrivent, je me dépêche d’aller leur souhaiter la bienvenue. Avec les plus sympas, on échange nos clés, et on se rend des services : récupérer des colis ou du courrier, jeter un œil en cas d’absence, et tout ça.
Et d’ailleurs cette histoire de clés m’a fait penser à un voisin que j’aimais beaucoup (chez qui j’allais parfois, aussi, récupérer mes clés). C’était un vieux monsieur qui s’appelait Jean. On s’entendait très bien ; on descendait de temps en temps une bouteille de vin ensemble et je l’écoutais me raconter sa jeunesse et l’histoire de notre quartier : il avait des tonnes de souvenirs et il adorait parler. Jean n’était pas parfait : parfois, il parlait trop, on ne pouvait pas l’arrêter ni en placer une, et à minuit il était toujours en forme, pas du tout fatigué, alors que j’étais déjà dans le coma. Il était insomniaque, aussi, faisait parfois un peu de potin la nuit. Mais tout ça n’était pas bien grave par rapport à toutes ses qualités, et je l’aimais beaucoup.
Quand mon voisin Jean est mort, il y a deux ans, ça m’a fichu un gros cafard. J’ai réfléchi à son héritage, à ce que je voulais garder de lui. C’était un fou de jazz, et il m’avait offert une fois un de ses trésors, un coffret de vieux vinyles de Fats Waller, un sacré bon jazzman.
La légende raconte qu’un jour, Fats Waller fut enlevé par quatre types armés, qui le forcèrent à monter dans une grosse limousine sous la menace. Comme il était toujours endetté, il se demandait si ce n’était pas la vengeance d’un de ses créanciers : il n’en menait pas large et se demandait ce qui allait se passer. Une fois arrivés, les types le font descendre de la voiture, et le conduisent à une réception très chic, où on le fait asseoir au piano et où on lui demande de jouer : Fats Waller était le cadeau d'anniversaire fait à Al Capone par ses hommes ! Capone lui servait du champagne et remplissait ses poches de billets à chaque fois qu'il lui jouait un de ses airs favoris. Fats rentra chez lui le lendemain en zigzaguant, avec la gueule de bois et les poches pleines de billets...
Mais, à la mort de mon voisin Jean, c’est d’un autre héritage dont j’ai pris conscience : il ne se plaignait jamais. Jean était un vieux monsieur très élégant moralement, il ne nous bassinait pas avec ses soucis de santé (alors qu’il en avait, bien sûr) ou avec sa nostalgie du bon vieux temps. Il avait l’élégance de ne jamais se plaindre. Quand il avait des soucis, il en parlait, puis passait à autre chose. Ça m’impressionnait beaucoup, moi qui pendant longtemps ai eu la plainte facile ! Et quand il est mort, j’ai décidé de ne plus me plaindre ! L’esprit de Jean plane désormais au-dessus de ma tête : à chaque fois que j’ai envie de me plaindre, je repense à lui, et je ravale ma plainte. Ou plutôt, je m’interroge : au lieu de te plaindre, demande-toi ce dont tu as vraiment besoin ?
Eh oui, la vraie question, c’est ça : que cherche-t-on quand on se plaint ? Une solution ? Du réconfort ? Alors, autant raconter simplement ses soucis, à ses voisins ou à ses amis, leur demander ce qu’ils en pensent et s’ils ont une bonne idée, puis passer à autre chose. Mon voisin Jean m’a aidé à comprendre que la plainte ne sert à rien, ni pour nous (elle renforce notre sentiment de misère et d’impuissance face à l’adversité) ni pour l’autre (au mieux elle l’apitoie, au pire elle le fatigue). Se confier, réfléchir avec quelqu’un à ce qui nous tracasse, c’est utile. Se plaindre pour se plaindre, ça ne l’est pas.
Je le savais, mais mon voisin Jean me l’a montré, et son exemple m’a inspiré et motivé. Merci cher Jean, j’espère que tu es heureux tout là-haut, avec nouveau voisin Fats Waller qui te joue du piano chaque nuit, quand tu n’arrives pas à trouver le sommeil…
Illustration : la bonne tête de Fats Waller.
PS : ce texte reprend ma chronique du 6 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.
lundi 5 septembre 2016
Stéréotypes antipathiques
De temps en temps, je surprends ma cervelle en train de produire des pensées que je n’aime pas du tout. Pas seulement des inquiétudes, tristesses ou colères exagérées, mais des clichés, des stéréotypes.
Par exemple, j’ai croisé l’autre jour un homme d’environ cinquante ans, cheveux grisonnants, habillé comme un ado en train de faire du long-board (une grande planche à roulette) sur le trottoir, casque audio sur les oreilles, et casquette à l’envers. J’ai pris mon cerveau la main dans le sac, en train de le juger : « à son âge, c’est quand même un peu pathétique ». Avant de me dire : « ben quoi ? Il s’amuse, ne fait de mal à personne, et c’est peut-être quelqu’un de bien, un chouette humain, sympa et généreux. »
Un autre jour, encore pire : à un feu rouge, deux jeunes gens au look de cadors de banlieue étaient au volant d’une grosse Mercédès décapotable noire, lunettes noires et sono à fond. J’ai vu jaillir le cliché à mon esprit : « à leur âge, comment ont-ils pu se payer une voiture aussi chère ? ce sont probablement des dealers… » Malsain. Vite, je me remonte les bretelles : « tu n’en sais rien ! ce sont peut-être aussi deux génies de l’informatique, qui ont crée une start-up et fait fortune ? si tout le monde se met à penser des trucs comme ça, la société devient invivable ! fais leur crédit d’autres compétences que le trafic de drogue. »
Mais pourquoi ai-je donc de temps en temps des trucs pareils qui surgissent dans ma tête, moi qui pense être plutôt tolérant et bienveillant ? Moi qui pense ne pas être du tout raciste ? Pourquoi de telles pensées à l’opposé de mes valeurs, surgissent-elles ainsi à mon esprit ?
Je n’en sais trop rien. Il me semble ne jamais les cultiver de manière consciente ou délibérée. Peut-être que je ne travaille pas assez mes contre-stéréotypes bienveillants ? Du genre : « tous les adultes qui font du long-board sont en général des gens originaux et sympathiques » ou « tous les conducteurs de grosses voitures très chères les ont le plus souvent gagnées en faisant un boulot honnête ». Ce ne serait pas mieux.
Je dois simplement continuer à être attentif à tous les bugs de mon esprit, ou à toutes les contaminations par simplifications abusives qu’il a tendance à produire, par paresse personnelle et par passivité face aux clichés : le stéréotype est bien pratique, il nous évite de réfléchir aux cas particuliers, nous offrant un prêt-à-penser confortable et souvent trompeur.
Allez, je vais continuer à travailler, à repérer et à secouer mes stéréotypes mentaux, continuer de faire régulièrement le grand ménage dans mon stock de clichés, apprendre à ne juger que lorsque je connais, et pas juste parce que des personnes ou des comportements inhabituels font irruption dans mon petit monde.
Illustration : stéréotypes et préjugés avancent toujours masqués dans notre cerveau, à nous de les débusquer...
PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en juin 2016.
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