jeudi 26 septembre 2019

S’éveiller en chantant ?




Il y a toutes sortes d’inégalités qui frappent les humains : richesse, beauté, intelligence et bien d’autres. Mais les plus cruelles, à mes yeux de médecin, sont les inégalités en matière de santé : certains peuvent fumer jusqu’à 100 ans car ils ont les bons gênes, tandis que d’autres, malgré une vie plus que saine, meurent à 30 ans. 

Et c’est la même chose en terme de santé mentale : parmi les humains il y a des résilients absolus, que rien en peut abattre, mais aussi des ultra-fragiles, brisés par toutes les adversités. 

Certains (dont je suis) doivent souvent faire des efforts pour activer leur logiciel de bonne humeur, dès le matin et tout au long de la journée ; et d’autres n’en ont aucun besoin, comme Montesquieu par exemple, dont voici un extrait de l’autoportrait : « Je m’éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement ; et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m’éveiller ; et le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions. » 

Quel veinard, ce Montesquieu ! Et il n’est pas le seul

Bon, et quand on ne fait pas partie de ces chanceux, chez qui le logiciel de joie de vivre a été livré de série dès la naissance ? Quand on en arrive à souffrir de maladie dépressive, et à tomber au fond du trou ? 

Dans ces cas-là, les antidépresseurs sont une bénédiction : lorsqu’ils marchent (seulement dans 2/3 des cas, hélas) ils sont à même de considérablement alléger les souffrances dépressives, et de permettre aux patients de refaire des efforts au quotidien. 

Mais les antidépresseurs, aussi précieux qu’ils soient parfois, ne représentent pas une solution parfaite : ils peuvent entraîner des effets secondaires gênants, et ne sont pas satisfaisants pour l’image que les patients ont alors d’eux-mêmes : ce n’est pas valorisant de s’appuyer sur une béquille chimique. Et même lorsqu’ils marchent bien et sont bien supportés, tôt ou tard va se poser la question de leur arrêt. Par quoi les remplacer alors ?

C’est pour cela qu’il est recommandé d’associer dès le début les antidépresseurs à une psychothérapie, et d’éviter les « prescriptions orphelines », sans accompagnement psychologique, ni remise en question de ses habitudes de pensée.

Mais les soignants sont en train d’acquérir la conviction qu’il faut modifier non seulement ses habitudes de pensée, mais aussi ses habitudes de vie, concrètement, au quotidien. De plus en plus d’études montrent ainsi le rôle protecteur de la méditation, de l’exercice physique, du soutien social, des émotions positives… pour prendre le relais des antidépresseurs (et peut-être même pour les éviter dans les cas les moins sévères).

Et l’attitude la plus recommandable pourrait bien être alors non pas de les arrêter comme ça d’un coup, ce qui est déconseillé, mais de les diminuer peu à peu, une fois qu’on a changé durablement son mode de vie selon les directions que je viens d’évoquer…

Voilà, vous l’aurez compris, en tant que médecin, je suis favorable au bon usage des antidépresseurs : ils sont comme la bouée qu’on jette à une personne en train de noyer ; ce n’est pas le moment alors de lui apprendre à nager, mais de sauver sa peau. Ce n’est qu’une fois remontée à bord, qu’on peut l’aider ensuite à modifier ses façons de vivre et de pensée, pour qu’elle puisse un jour se rejeter à l’eau sans bouée, et affronter les inévitables douleurs et adversités survenant dans toute vie humaine.

C’est alors, et alors seulement, une fois qu’ils sont guéris, que les patients peuvent éventuellement tirer les enseignements de leur dépression, sans embellir l’histoire, comme le font souvent les personnes qui n’ont jamais été déprimées, avec des phrases du genre « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». 

Tu parles ! ce qui ne nous tue pas peut aussi nous rendre éclopé à vie… Je préfère ce que disait Cioran :« Sur le plan spirituel, toute douleur est une chance ; sur le plan spirituel seulement… »

Et vous, vous les surmontez comment vos moments de déprime ? Jogging ou Prozac ?


Illustration : si votre ciel mental ressemble à ça, le matin, c'est bon signe ! (Le Croisic, automne 2019, merci Dominique !).

PS : ce texte reprend ma chronique du 10 septembre 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi. 






jeudi 12 septembre 2019

Chien de moi-même




« Marcher dans une forêt entre deux haies de fougères transfigurées par l’automne, c’est cela un triomphe. Que sont à côté suffrages et ovations ? » Cioran, penseur réputé pour son nihilisme, n’aimait rien plus que de longues marches dans la nature, qu’il s’agisse de campagnes ou de forêts, où il puisait vraisemblablement inspiration et réconfort. 

L’autre jour, en bavardant avec une amie, je lui expliquais que j’avais besoin d’aller marcher tous les jours dans le vert, de me balader une heure, comme ça, sans but, pour faire du bien à mon corps et nettoyer mon esprit. Et que je ne refusais jamais une proposition de promenade avec des amis. Mon amie en riait, en me racontait qu’elle était obligée de faire la même chose plusieurs fois par jour, mais pour balader son chien. 

Et je songeais alors que ce qu’elle faisait pour son chien, ça me faisait du bien le faire pour moi : que j‘étais dans l’histoire à la fois le maître et le chien. Le chien de moi-même : une moitié infatigable et toujours prête à sortir faire un tour ; une moitié parfois plus paresseuse et rapide à trouver des arguments pour rester dedans (trop froid, trop chaud, trop nuit, un peu grippé, fatigué, trop de choses à faire…).

Mais c’est toujours le chien en moi qui gagne : ni la pluie ni le mauvais temps ne me dissuadent jamais ; simplement, je m’équipe en conséquence. Et les promenades, dans les bois ou sur les plages, lorsqu’elles ont lieu sous la pluie, ont ceci de savoureux qu’on y est seul, que les odeurs y prennent une note particulière et différente de ce que l’on renifle par temps sec : un plaisir supplémentaire !

Depuis quelques années, lors de mes marches dans les bois, je croise de plus en plus de grands troupeaux de chiens, accompagnés d’un ou deux dog-sitters, souvent des femmes. Ces bandes sont sympathiques et amusantes : les chiens ont de bonnes têtes, appartiennent à des races incroyablement variées, ont des comportements sociaux très différents, entre les leaders et les suiveurs, les autonomes et les dépendants ; leur joie d’être ensemble à galoper et renifler dans la nature fait plaisir à voir.  

Mais par ailleurs, les croiser ne me réjouit pas pleinement : leurs accompagnatrices hurlent et braillent régulièrement pour les rappeler à l’ordre, c’est moins agréable à entendre que les chants d’oiseaux. Et puis leur présence est un symptôme : leurs maîtres les ont achetés pour un prix élevé (ce sont des chiens de race) et n’ont pas le temps de s’en occuper (puisqu’ils les mettent en pension). 

Cela aboutit à des cacas en plus sur les trottoirs ou au milieu des chemins, de l’argent gaspillé et des animaux tués pour leur nourriture, et des chiens chargés de mission (soutien affectif aux propriétaires ou signe de statut et de distinction sociale). Drôle d’époque… 

Je croise aussi parfois, même dans les bois, des humains juchés sur ces engins urbains destinés à nous épargner des efforts de déambulation, comme les  trottinettes électriques et autres gyropodes motorisés : sous prétexte d’économiser nos forces et nos articulations, ils risquent de nous priver – entre autres bienfaits - de cette source gratuite et écologique d’émotions positives que représente la marche. Absurde, tout de même, quand on sait la grande fréquence des symptômes de stress et de dépression ! 

D’ailleurs, psychiatres, psychologues et autres soignants ne devraient-ils pas proposer plus souvent à leurs patients des consultations marchées, où les échanges psychothérapiques auraient lieu dans les jardins publics du quartier ? Ils rejoindraient ainsi la prestigieuse filiation des philosophes péripatéticiens (du grec peripatetikos : « qui aime se promener »), dont Aristote fut le chef de file, et qui appréciaient de réfléchir en déambulant et en discutant entre eux. 

Car la marche, de nombreuses études l’ont prouvé, a aussi d’autres vertus que celles de nous remonter le moral, facilitant la créativité, la concentration, la neurogenèse, freinant le déclin cognitif, etc. 

Mais ceci est une autre histoire, et d’ailleurs, il est maintenant temps pour vous d’aller vous dégourdir les jambes ! 



Illustration : "Alors, on la fait cette balade ? "(Eliott Erwitt, à Neuilly).

PS : cet article a été initialement publié dans Kaizen en juillet-août 2019.

mercredi 4 septembre 2019

Sans amour, on n’est rien du tout…




Plus jeune, je jouais de l’accordéon dans un groupe de rock alternatif. Bon, je vous précise tout de suite que ce n’était pas un groupe connu, et que je jouais très mal. Tellement mal que je me suis fais virer par les copains d’ailleurs, gentiment mais fermement. Heureusement que j’ai été ensuite un peu moins mauvais comme médecin que comme musicien !

En tout cas, un de nos tubes en concert, c’était l’adaptation d’une vieille chanson des années 50, La Goualante du Pauvre Jean, dont nous reprenions, beuglant tous en chœur, le refrain à haute portée métaphysique. Écoutez plutôt…

« Sans amour, on n’est rien du tout – Aimez-vous ! » Qui oserait contester ce rappel à l’ordre de l’Amour si est nécessaire à une vie humaine ? Sans amour, les petits enfants ne peuvent grandir correctement, ni corps ni âme. Sans amour, les grands enfants que restent toute leur vie les adultes, ne peuvent vivre et mourir pleinement heureux. 

Alors, chanter « Sans amour, on n’est rien du tout – Aimez-vous ! », ce n’est pas seulement de la  philosophie à la petite semaine. Cela fait partie de ce que les philosophes appellent les « grandes platitudes », ces sentences de sagesse de tous temps et de tous lieux, qui nous expliquent en quoi consistent l’amour, le bonheur, la sérénité, le sens de la vie… où les chercher, comment s’en rapprocher... Cela semble toujours évident, bien sûr – d’où le terme de « platitude » - mais ce qui est moins évident c’est de les appliquer.

Écoutez ce qu’en disait Schopenhauer : « D’une manière générale, il est vrai que les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, à savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. » Alors, quand les sages nous répètent « aimez-vous ! » qu’entendons-nous ? Et qu’en faisons-nous chaque jour ?

Et puis, quand on dit : « Sans amour, on n’est rien du tout », de quel amour parle-t-on ? De celui qu’on reçoit ou de celui qu’on donne ? De celui qui aliène ou de celui qui libère ? De celui qui rend malade ou de celui qui rend léger ? 

Autre souci, comme à chaque fois qu’on parle d’amour ou de bonheur : est-ce qu’on ne prend pas le risque de peiner les personnes qui en manquent, à cet instant. Parler d’amour, c’est rendre plus douloureuse encore son absence. Et parler du Grand Amour, avec des majuscules, c’est aussi angoisser celles et ceux qui ne l’ont pas trouvé, comme dans ces vers de Guillaume Apollinaire : « L’angoisse de l’amour te serre le gosier / Comme si tu ne devais jamais plus être aimé… »

Desserrez vos gosiers, les inquiètes et les inquiets ! Car cet amour indispensable aux humains, ce n’est pas seulement l’Amour romantique, qui est une forme d’idéal, compliqué à rencontrer et plus encore à faire durer, mais c’est l’amour sous tous ses visages et tous ses noms : affection, bienveillance, sympathie, générosité, appartenance, solidarité, amitié, camaraderie, fraternité, tendresse…

Tous ces moments et tous ces liens où l’on donne autant ou plus qu’on ne reçoit. C’est cet amour-là, avec un petit « a », c’est sa petite musique au quotidien qui nous est indispensable et qui nous aide à vivre joyeusement, dans l’attente éventuelle de l’autre Amour, celui avec son grand « A » et ses fracas symphoniques…

Aimons-nous donc, mais de toutes les façons, et dans toutes les positions, je veux dire dans toutes les situations du quotidien…

Et vous, quelle forme d’amour cultivez-vous le plus jour après jour ?


Illustration : l'amour sur le mur, par Toqué Frères.

PS : ce texte reprend ma chronique du 25 juin 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi.