lundi 19 octobre 2020

Les orteils de la mort




Dans son dernier roman, Emmanuel Carrère rapporte ces mots, extraits d’une lettre d’un petit garçon de 8 ans à sa grand-mère : « Je ne suis pas encore mort...  Je continue à ne pas mourir. » Il ne dit pas : « je continue de vivre, je suis toujours en vie... » mais : « je continue à ne pas mourir... »

 

Le petit garçon sait pourquoi il écrit cela : lui et sa famille sont pris dans les grandes purges soviétiques de 1936, durant lesquelles Staline, tout à son délire paranoïaque, envoya des millions de ses concitoyens à la mort et au goulag. Le danger de mort était présent chaque jour. La mort était partout et il n’y avait plus de place pour la vie, juste pour la survie.

 

Mais cela est aussi vrai à tout instant de toute vie : la mort est toujours proche, toujours possible. Elle est comme un invité indésirable, qui se cache derrière les rideaux du salon pendant que nous sommes occupés à nos petites allées et venues : si on regardait mieux, on verrait toujours le bout de ses pieds qui dépassent.

 

Mais vivre en songeant à la mort, à chaque instant, c’est trop difficile, trop angoissant. Alors nous absorbons des philtres d’oubli, nous nous lançons dans tout un tas d’actions utiles ou de distractions futiles, pour tenir ces pensées à distance.

 

Jusqu’au jour où la mort nous rattrape, nous prend dans ses mâchoires, nous secoue... et parfois nous relâche, au lieu de nous avaler : un accident dont on réchappe, une maladie dont on guérit... Ou bien, c’est un proche qui meurt, que la mort garde entre ses crocs et emporte au loin...


La mort est entrée pour toujours dans ma vie quand j’ai perdu mon meilleur ami, alors que j’étais étudiant. Depuis, je sais qu’elle est là, fidèle, tranquille, à mes côtés. Sa présence me rend service. 

 

Lorsque je monte sur mon scooter, elle s’installe derrière moi, sur la selle, et pose ses mains sur mes épaules. Alors, je sais que je peux mourir à chaque trajet. Je sais que lorsque je roule sur le périphérique parisien, je suis comme une antilope qui galope entre des éléphants et des rhinocéros : s’ils font un écart, je suis mort. C’est comme ça. 

 

Mais je crois aussi que me rappeler cela avant de partir m’aide à ne pas oublier ma fragilité : et mon boulot va consister alors à rester hypervigilant en conduisant, mais sans me crisper. Puis, en descendant de mon scooter, je débranche mon logiciel « conscience de la mort », et je me tourne vers la vie. 

 

Année après année, ce système s’est perfectionné. Il ne s’est sans doute pas passé une journée sans que je ne pense à la mort. Et pas une journée sans que je ne m’efforce de me rappeler que j’étais encore en vie. 

 

Comme le dit Jon Kabat-Zinn, mon maître de méditation : « Tant que vous continuez de respirer, c’est qu’il y a dans votre vie plus de choses qui vont bien que de choses qui vont mal. »

 

C’est cette troisième voie, et elle seule, entre déni et obsession de la mort, qui peut rendre notre vie heureuse et lucide. Allez, je vous souhaite une belle journée. Continuez de respirer. Continuez, s’il vous plait, de ne pas mourir. Et n’oubliez pas : de votre mieux, aimez la vie tant qu’elle est là.



Illustration : ce qu'on voit quand on baisse la tête, lors d'un enterrement, pour cacher nos larmes...

PS : cet article est inspiré de ma chronique 
du 6 octobre 2020dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi, sur France Inter.



 

 

vendredi 9 octobre 2020

Méditation : un art de la sensibilité



De l’extérieur, méditer cela ressemble à réfléchir les yeux fermés. De l’intérieur, c’est tout autre chose : c’est faire un grand usage du corps, de la sensorialité, de la sensibilité.

 

Lorsqu’on médite, on arrête actions et distractions, pour se rendre présent, à soi et au monde, pour prendre pleinement conscience de ce qui se passe, en nous et autour de nous. On laisse filer les réflexions pour se tourner vers les sensations : souffle, corps, sons, odeurs, lumières... On ouvre grands les portes de la sensibilité, que l’on dépouille de ses défenses : les pensées, les explications, les rationalisations... On laisse parler la sensibilité nue.

 

Certains hypersensibles ont parfois du mal avec cela : ils craignent d’ouvrir une boîte de Pandore, ils ont peur - les anxieux et les paniqueurs surtout - que le flot de leurs émotions et de leurs sensations ne les submerge. Puis ils comprennent, ils apprivoisent ce voyage intérieur, ils découvrent le mode d’emploi de cette visite à soi-même et à ses ressentis que représente chaque séance de méditation. Ils éprouvent surtout ce que cela peut leur apporter : rester sensibles, mais mieux sensibles.

 

Les études de neuro-imagerie montrent ceci : méditer ne rend pas insensible et impassible, ne fournit pas une zénitude blindée, à l’épreuve de toute adversité. Dans le cerveau des méditants, la perception de la douleur est toujours là, les émotions sont toujours là, la tristesse, s’il y a lieu d’être triste, est toujours là. 


Mais il n’y a pas d’embrasement, pas d’affolement, pas d’anticipations avant, pas de ruminations ensuite : la méditation diminue la « réactivité cognitive », elle atténue les réactions mentales aux émotions, mais pas les émotions elles-mêmes. Car le problème, ce sont les pensées, pas la sensibilité. La méditation permet de vivre pleinement sa sensibilité, mais sans ses excès, sans la fragilité, en quelque sorte.

 

On ne médite pas pour se couper du monde, mais pour mieux se relier à lui. On ne médite pas pour se blinder mais pour s’ouvrir. C’est pour cela que la méditation est un merveilleux outil pour les hypersensibles : sans rien renier de leur sensibilité, ils y apprennent à en alléger la part douloureuse et parfois handicapante.

 

L’hypersensibilité, c’est la capacité de se relier au monde si fortement qu’on peut en souffrir. C’est l’incapacité à pouvoir filtrer ou écarter. Ou bien, formulé autrement, c’est la capacité de ne rien pouvoir filtrer ni écarter. Mieux encore : le don de ne rien pouvoir filtrer ni écarter : odeurs, sons, lumières, paroles, gestes, tout nous touche alors, tout entre, tout bouscule. Et tout nous nourrit, nous grandit et nous inspire.

 

Les hyposensibles évoluent dans un monde pauvre et sans subtilité, où ce qui les touche et les alerte est forcément visible, bruyant et agité : c’est la vie à coups de marteau. 


Les hypersensibles sont réceptifs aux signaux faibles du monde : sensibles à tout ce qui annonce que la pluie va bientôt tomber, et sensibles à tout ce qui reste de son passage une fois le soleil revenu. 


Dans quel monde préférons-nous vivre ?



Illustration : un hypersensible coincé dans une conversation qui l'oppresse (Types parisiens, par Daumier).


PS : cet article est paru dans la revue Chemins en avril 2020.