mercredi 12 juin 2019

Au marché


Ça se passe au marché, chez « ma » marchande de fruits et légumes.

Devant moi, une dame prend vraiment tout son temps : pour choisir, changer d’avis, interroger la vendeuse. Ignorant superbement la longue file d’attente qui se forme derrière elle. Ou savourant peut-être son pouvoir, comme me le suggéra plus tard un ami psychanalyste… 

En tout cas, la dame prend son temps jusqu’au dernier moment : elle insiste pour donner l’appoint, cherchant une à une ses petites pièces de monnaie dans le fond de son sac.

Pendant ce temps, dans la file, une autre dame s’agace, et s’en prend du coup aux tomates de l’étalage, dans lesquelles elle enfonce méthodiquement son index rageur, pour voir, je suppose, si elles sont mûres à sa guise.

Et moi aussi je commence à m’agacer un peu de tout ça, mais ma petite alarme intérieure s’allume alors, heureusement : « Bip ! L’option stress est-elle indispensable dans cette situation ? »

Non, évidemment. Je perçois que j’ai le choix. Pas le choix de la situation matérielle : je suis dans la file d’attente, et je n’ai pas l’intention de passer devant les deux dames en leur expliquant qu’elles sont stupides et que je n’ai pas de temps à perdre avec leurs névroses (en leur avouant que ma névrose à moi, c’est de ne pas aimer attendre). 

Mais j’ai le choix de mon attitude intérieure : je peux continuer de les surveiller et de m’agacer en ressassant des critiques à leur égard ; je peux aussi généraliser ces critiques au genre humains (« mon Dieu, que les gens sont chiants ! ») ; ou je peux décider qu’il y a vraiment, vraiment plus grave, choisir de respirer, de sourire, et de m’amuser de leurs manies, ou de m’en foutre et de regarder ailleurs, vers les fruits, les légumes, le marché, la vie, le ciel…

Je comprends à cet instant plein de choses. 

Que ce petit effort de ma part n’est pas seulement un exercice de gestion du stress mais de vision du monde. 

Que si je traverse cette histoire avec sourire et bienveillance, je renforcerai alors en moi une vision juste du monde : « il y a des choses graves et de choses pas graves, ne consacre pas une once d’énergie à ces dernières, et garde-la pour ce qui importe vraiment. » 

Que dans nos vies, tout compte, et que si je me sors intelligemment de cet instant, j’aurais mis en marche un logiciel qui m’aidera pour le reste de la journée, j’aurais fait fonctionner les bonnes voies neurales à dédier à la petite adversité, celles du recul et de l’humour.

Ça y est, la première dame s’en va en souriant, contente de ses choix. En voilà une au moins qui ne stresse pas à l’idée de provoquer une longue file derrière elle ; sans doute est-ce une force, et tant mieux pour elle ! La seconde va très vite : elle sait exactement quelles sont les tomates qu’elle désire, pour les avoir toutes palpées. 

C’est à mon tour, et je ne peux m’empêcher de rire intérieurement : que vais-je bien pouvoir faire, sans le vouloir,  pour agacer les autres clients qui attendent après moi ? 


Illustration : des radis du marché, pas du tout décidés à se laisser croquer, par Sabine Timm

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2019.

mardi 11 juin 2019

Les linceuls n’ont pas de poches...



Je bavardais l’autre jour finances avec une de mes filles, la plus insouciante des trois, celle pour laquelle je me fais parfois du souci tant l’argent ne l’intéresse guère. Je m’efforçais de lui expliquer que c’était utile, parfois, de faire des économies, pour pouvoir financer des projets, partir en vacances, s’acheter un équipement de sport, ou juste faire face aux imprévus.

Elle m’écouta poliment, et me répondit : « Tu as sans doute raison, mais ça ne m’intéresse pas trop ces histoires… » Puis, histoire de me décourager définitivement de lui délivrer des cours d’économie domestique, elle m’asséna avec un grand sourire : « Et puis tu sais papa, les linceuls n’ont pas de poches ! »

Ça m’a coupé le sifflet ! Et au lieu de me désoler ou de m’agacer, cette réplique me bouscula comme une épiphanie, une révélation. Au lieu d’y entendre une expression d’inconséquence et d’insouciance, j’y entendais une forme de sagesse : « les linceuls n’ont pas de poches »… Mince alors ! C’est vrai, après tout…

Du coup, non seulement, je renonçai dans l’immédiat à poursuivre la discussion sur ce thème, mais surtout, dans les jours qui suivirent, je me mis à réfléchir sur mon propre rapport à l’argent, en comprenant que ma prudence et le souci d’avoir quelques économies - au cas où - était liée à monpassé et à monanxiété, et que, comme ma fille n’avait ni mon passé ni mon anxiété, il était donc logique qu’elle n’ait pas envie d’économiser. 

Mais mes réflexions ne s’arrêtèrent pas là. Je me remis à songer aussi, allez savoir pourquoi, à la période de ma vie de psychothérapeute où je faisais des thérapies de couple. Et au rôle que l’argent y jouait alors…

Tant que le couple s’aime, l’argent n’est le plus souvent qu’une source de frictions et de frottements bénins, le porte-monnaie est comme le tube de dentifrice. On se chamaille pour des trucs bêtes, parce que le conjoint ne referme jamais le tube de dentifrice après s’être brossé les dents, ou parce qu’il ne note jamais sur le talon du chéquier à quoi correspondait le chèque détaché. À ce détail d’ailleurs, vous voyez que mes dernières thérapies de couple datent d’il y a longtemps, du temps où l’on faisait des chèques en papier ! 

Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’était le rôle de l’argent dans les divorces et les séparations ! C’est comme les infections en chirurgie : c’est de là que viennent toujours les ennuis, les complications, les surinfections de la plaie, ouverte par la séparation. Chacun se met alors à compter et recompter tout ce qu’il a donné et que l’autre n’a pas rendu ; tout ce qui se chiffre est soupesé, évalué ; et chacun réclame sèchement sa monnaie…

Une fois que le voile de l’amour s’est déchiré, tous les petits défauts, tous les petits détails que l’on tolérait chez l’autre, parce qu’on l’aimait, deviennent insupportables. Quand l’affection, et tout ce qui va avec elle – compréhension et pardon – se retire, alors les petits travers du conjoint deviennent de grandes névroses, et on se demande comment on a pu partager si longtemps la vie d’une personne aussi mesquine !

C’est l’horreur bien sûr pour ceux qui se séparent ; surtout pour eux... Mais aussi, un peu, pour le thérapeute, qui réalise que les carottes sont cuites depuis longtemps. Car souvent, on vient trop tard en thérapie, à minuit moins cinq avant l’explosion. Et les plaies d’argent sont alors devenues mortelles. 

On devrait sans doute proposer un conseil psychologico-budgétaire à chaque jeune couple ; mais ce ne serait pas très romantique, je le reconnais… 

Ou alors, offrir aux jeunes mariés ou pacsés, lors du passage à la mairie, un recueil d’aphorismes sur l’argent, où ils pourraient méditer ensemble, chaque soir, sur telle ou telle sentence, comme cette remarque d’Oscar Wilde : « Quand j’étais jeune, je croyais que dans la vie l’argent était la chose la plus importante ; maintenant que je suis vieux, je ne le crois plus, je le sais… »

Et vous, ces histoires d’argent dans vos relations sentimentales ou amicales, vous en tenez compte ? 


Illustration : un couple qui boude après un conflit de porte-monnaie ? (Mr and Mrs Andrews, par Thomas Gainsborough)

PS : ce texte reprend ma chronique du 7 mai 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi. 



jeudi 6 juin 2019

Garder ou jeter ?



C’est compliqué de jeter des objets qui ont compté pour nous, ou qui pourraient encore servir. C’est compliqué parce que, dans l’évolution de notre espèce, nous avons très longtemps été des nomades, très longtemps vécu dans des environnements où les objets étaient rares et précieux, utiles à notre survie, et où l’on ne jetait rien. C’est pour cela que notre vieux cerveau freine volontiers, instinctivement, au moment de jeter. 

Cela s’est encore aggravé lorsque les humains sont devenus sédentaires et que leurs nouvelles conditions de vie, dans des huttes et des maisons, leur ont permis de tout garder : d’abord les objets pratiques, pour la survie ; puis les objets esthétiques, pour le plaisir ; enfin, les objets ludiques, pour se distraire… 

Et puis, troisième étape, tout est amplifié et chamboulé aujourd’hui, à notre époque ultra matérialiste et ultra consumériste, qui sur-fabrique, bien au-delà de nos besoins, des objets qu’elle nous incite à acheter, puis jeter, puis racheter encore, pour jeter encore, etc. Ça peut nous rendre fous, entre achats compulsifs et accumulations maladives.

En psychiatrie, certains de nos patients souffrent ainsi de syllogomanie : ils sont dans l’impossibilité de jeter les objets, notamment dans le trouble obsessionnel-compulsif, le TOC. Ces patients accumulateurs ont du mal à se débarrasser de tout : vieilles revues, vieux vêtements, mais aussi bocaux et bouteilles vides, etc. C’est-à-dire pas seulement des objets chargés de souvenirs personnels, mais tout ce qui ne s’auto-détruit pas ! J’avais même un jour rencontré un patient qui avait les moyens, et envisageait d’acheter un château, afin de disposer de suffisamment de pièces pour tout garder et ne rien jeter !

Sans en arriver là, on peut retrouver chez pas mal d’entre nous (dont je fais partie) des formes atténuées de cette syllogomanie : ah ! la difficulté à jeter tous les dessins que nous ont offerts nos enfants, année après année, la peine à se débarrasser de vêtements démodés qu’on aime bien, de la collection de disques qu’on n’écoute plus, des cadeaux qu’on nous a offert avec amour, etc.

En général, on stocke ça dans un placard, jusqu’au jour où la réalité nous rattrape et nous contraint. Par exemple, quand on doit déménager, et décider alors ce qui va dans les cartons et ce qui part à la poubelle ! Ou quand on doit voyager, et choisir de mettre dans sa valise seulement ce qui est essentiel. Ses souliers par exemple ; en voyage, ça peut servir…

Oui, lorsqu’on voyage souvent, on se pose régulièrement cette question : de quoi ai-je vraiment besoin, à part de mes chaussures ? Car le but n’est pas seulement d’enlever l’inutile (tout peut être utile) mais de ne garder que l’essentiel.

Hélas, lorsqu’on reste chez soi, la tentation est grande de ne pas réfléchir, et de tout garder, restant ainsi prisonnier du passé ou du futur. 

Du passé, parce que ce n’est pas facile de se débarrasser d’objets qui racontent notre histoire, notre vie ; avant d’être un allègement, matériel et psychologique, jeter, c’est d’abord un déchirement. 

Mais ne pas jeter a aussi à voir avec le futur : quel cerveau humain, au moment fatidique, n’a jamais eu cette pensée : « ça pourrait servir un jour… » Mais notre vie, bien sûr, se déroule au présent, et les souvenirs, tout comme les prévisions, doivent l’enrichir sans l’alourdir.

Il y a d’ailleurs, heureusement, tout un tas de solutions, lorsqu’on a du mal à se débarrasser des objets du passé : l’une s’appelle le don, pour les objets pouvant servir à d’autres ; l’autre s’appelle la dématérialisation. Je ne parle pas la dématérialisation numérique, mais de la psychologique : on jette les objets, on garde les souvenirs. 

Et on se rappelle qu’un souvenir restera d’autant plus fort et vivant à notre esprit qu’on l’aura vécu en pleine conscience : en le savourant au lieu de le sur-photographier, par exemple. Et puis, on pense écologie : les souvenirs ont sur les objets de nombreux avantages : ils sont biodégradables, et embellissent avec le temps…

Et vous, vous jetez le cœur léger ?


Illustration : Moi, jeter un livre ? Jamais de la vie  !

PS : ce texte reprend ma chronique du 7 mai 2019 sur France Inter dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi.