vendredi 25 octobre 2019

Inégalité et Santé




C’est un souvenir ancien, tenace, de mes études de médecine. J’étais externe dans un service de pédiatrie et j’avais sympathisé avec une petite patiente atteinte de leucémie, avec qui je bavardais chaque matin. Un jour, découragée par la maladie, fatiguée des examens répétés, des complications des traitements, elle me confia : « j’en ai marre d’être toujours malade ! pourquoi je n’ai pas de chance, moi ? ». 

Je me souviens d’avoir marqué un temps d’arrêt avant de lui répondre, et de l’encourager de mon mieux. Avec, à cet instant, le sentiment d’une injustice poignante : effectivement, pourquoi elle ? Pourquoi d’autres enfants profitaient-ils de leur enfance, au même instant, avec insouciance ? Et d’autres adultes, de leur vie ?

Cette question des inégalités me tourmente depuis toujours, comme humain (à propos des inégalités dans la société) et comme médecin (à propos des inégalités dans la santé). Tous les humains sont différents : grands ou petits, blonds ou bruns, peaux sombres ou peaux claires, musclés ou maigrichons, etc. Mais certaines différences sont des inégalités, lorsqu’elles concernent des domaines où il existe clairement un mieux et un moins bien : le bonheur et la santé en sont deux exemples majeurs.

D’où vient la bonne santé ? Elle relève en partie de facteurs génétiques, expliquant par exemple la longévité : l’autre jour, mon dentiste m’annonçait fièrement que sa mère âgée de 93 ans voyageait encore dans toute l’Europe, et que son père était mort à 100 ans, « plutôt en forme ». Cette chance génétique explique que certains humains bénéficient d’une santé qui apparaît parfois « imméritée » : il existe ainsi des personnes qui fument depuis toujours sans être touchées par le cancer (alors qu’il existe des cancers pulmonaires chez des non-fumeurs), etc.

 La santé relève aussi des événements et modes de vie de l’enfance : avoir eu des parents prenant soin de nous est un facteur protecteur important pour la santé d’un adulte. S’ils vérifiaient que nos dents étaient bien brossées et ne nous gavaient pas de sucreries, ils protégeaient notre santé dentaire, etc. De même un environnement affectif sécurisant est un facteur protecteur démontré pour la bonne santé du futur adulte.

Donc, si j’hérite des bons gênes et de la bonne famille, mes chances d’être en meilleure santé sont nettement augmentées, sans que j’aie à produire le moindre effort. On peut alors, si on n’a pas eu la chance de recevoir ces bonnes cartes, éprouver un sentiment d’injustice. De découragement aussi ? Pas forcément, car fort heureusement, nous disposons d’une relative marge de manœuvre, même devenus adultes. 

Depuis plusieurs années, les études scientifiques se sont multipliées pour mettre en évidence comment certaines attitudes quotidiennes et certains styles de vie exercent un rôle protecteur sur notre santé. On dispose aujourd’hui de travaux convaincants montrant les bienfaits d’une activité physique régulière (pas forcément un sport intensif), d’une alimentation équilibrée (privilégiant les fruits et les légumes), de liens sociaux épanouissants (famille, amis, connaissances), de la pratique de la méditation ou de disciplines proches (yoga, sophrologie, etc.). 

Et il ne s’agit pas seulement du bien que ces activités nous offrent moralement, en nous procurant des émotions agréables. Mais d’un effet biologique ! L’activité physique diminue le niveau d’inflammation présent dans notre corps ; les émotions agréables et la méditation freinent le vieillissement cellulaire en stimulant la sécrétion de télomérase, une petite enzyme réparatrice de nos chromosomes ; les fruits et légumes sont très riches – entre autres - en antioxydants, bénéfiques à la santé de nos cellules, etc.

Les recherches actuelles montrent aussi un possible effet « épigénétique » favorable de ces mêmes habitudes de vie : elles permettent de rendre inactifs de nombreux gênes induisant stress ou inflammation, elles ralentissent ce qu’on appelle l’« horloge épigénétique » (une sélection de marqueurs biologiques de vieillissement de l’ADN). Ces données sont très réconfortantes, quant à la possibilité offerte à chaque adulte de réparer une partie des inégalités liées à la génétique familiale et à l’enfance. 

On ne sait pas clairement jusqu’où peut aller cette réparation : rattrapage partiel ou effacement complet ? Ni si les effets en sont transitoires (seulement tant qu’on fait les efforts) ou s’il existe un « effet cliquet » possible (maintien définitif ou durable des bénéfices après un temps prolongé d’efforts) ? 

En tout cas, on sait aujourd’hui ce qui va dans le sens d’une bonne santé. Ces modifications de style de vie sont bénéfiques pour tout le monde. Mais elles sont indispensables pour les personnes fragiles ou malades ! Du moins celles d’entre elles qui veulent ou peuvent s’impliquer personnellement dans leur santé.

Il semble important aussi de cultiver une vision lucide de la santé : pas de perfectionnisme ! On est le plus souvent contraint de renoncer à une santé parfaite et idéale (celle dont jouissent certaines personnes chanceuses), mais on peut toujours s’attacher à cultiver et savourer la meilleure santé possible dans son propre cas. Autrement dit, ne pas se comparer aux autres, ou pas trop, ou pas trop souvent ; et seulement, alors, pour s’inspirer de leurs bonnes habitudes. L’envie, le découragement, le ressentiment sont des émotions néfastes pour la santé, en plus d’être des états d’âme douloureux !

Et puis, il y a les devoirs des personnes en bonne santé. En tant que médecin, je suis souvent agacé lorsque ceux qui vont bien se permettent de juger ceux qui sont malades : « c’est dans la tête ; il se plaint tout de même beaucoup ; elle doit aimer aller chez les médecins… » C’est aussi révoltant que lorsque les riches critiquent les pauvres. Or, il existe des devoirs liés à la richesse, qu’elle concerne la fortune ou la santé : ces devoirs sont d’une part l’humilité et la discrétion (ne pas offenser les autres, et surtout les « pauvres », par l’étalage de ses chances) ; et d’autre part, le partage, la générosité, la redistribution. 

On voit bien ce que cela signifie pour de l’argent. Mais redistribuer sa santé ? C’est très simple : si on est en bonne santé (ou durant les périodes où cela nous est offert par la vie), donner du soutien, de l’affection, du respect à celles et ceux qui sont malades ; le cas échéant, leur offrir des conseils  de santé prudents et bien dosés, sans rien imposer, ni se mettre en avant. La République Française a pour devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Pour corriger les inégalités, la fraternité est un pas précieux et important…


Illustration : se reposer pour résister les vents contraires et violents de l'adversité... (
photo de Pieter Hugo).

PS : cet article a été précédemment publié dans la revue Sens & Santé en mai 2018.