lundi 14 septembre 2009

Jaillissement de la violence


L'autre jour, alors que j'étais en scooter sur le boulevard Saint-Germain, au coeur de Paris. Un taxi me double en me frôlant et en roulant trop vite. Arrive un feu rouge. Alors que j'avais remonté toute la file des voitures à l'arrêt (bon, d'accord, c'est mal...) je redémarre tranquille, et avant tout le monde. Cent mètres après, le taxi me double à nouveau, encore plus près, encore plus vite. Du coup, au feu rouge suivant, je m'approche et m'arrête à sa hauteur pour lui parler ; comme il ne baisse pas sa vitre, je lui fais signe de rouler plus doucement. Pas uniquement pour moi, mais je me dis qu'il va provoquer un accident, à la longue.
Le type devient soudainement fou de rage, son visage se décompose, il se met à hurler et m'insulter, vitre toujours fermée. Le feu passe au vert et il redémarre comme un dingue, en laissant la moitié de ses pneus accrochés au bitume, vociférant et m'adressant des gestes hostiles. Je reste sidéré quelques secondes devant le jaillissement de cette violence verbale, avant de penser moi-même à redémarrer.
Mon intervention n'aura servi qu'à l'énerver davantage. Quel imbécile ! Je parle de moi évidemment : comment ai-je pu oublier qu'on n'était pas entre personnes humaines mais entre grands singes motorisés. Ce genre d'intervention ("roule plus doucement mon gars") ne marche jamais. Ou jamais dans le sens escompté, si ce sens est de calmer les énervés. Dans l'autre sens, par contre...
Mais tout de même, ce geyser de folie haineuse m'a secoué, j'y pense toute la journée, je revois la tête du type derrière sa vitre, submergé sous la haine. C'est compliqué et dérangeant de faire une place pour ça dans ma vision du monde. Mais ça existe aussi.
PS : je ne me souviens pas s'il y avait un client à l'arrière. Si oui, il a du avoir un voyage sportif...

vendredi 11 septembre 2009

Honte


Nietszche, dans Le Gai savoir :
« Qui appelles-tu mauvais ?
– Celui qui veut toujours faire honte.
Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ?
– Épargner la honte à quelqu’un.
Quel est le sceau de la liberté conquise ?
– Ne plus avoir honte de soi-même. »

La honte est la grande destructrice. Jamais vu de pires dégâts dans l'âme de mes patients que ceux liés à la honte. Nietszche a 100.000 fois raison de voir le comble de l'humain dans le souci d'épargner la honte...

Illustration : Adam et Ève chassés du Paradis, par Masaccio.

jeudi 10 septembre 2009

Regarder le soleil


C'est un jeune patient qui m’a été adressé par le service d’ophtalmologie, une histoire étonnante, comme je n’en avais encore jamais vu. Il s’est abîmé les yeux à force de fixer le soleil. En face de moi, très gentil, intelligent, il me raconte son histoire. Il a toujours été un gamin anxieux, avec tout un tas d’inquiétudes depuis qu’il était tout petit, un peu comme tout le monde, mais en plus fortes et plus durables : peurs de la mort, du divorce de ses parents, d’avoir une vie malheureuse… Et puis il y a six mois, à la suite d’une période de vie un peu difficile, il s’est mis à avoir des angoisses obsédantes à propos du soleil : il avait peur qu’il explose. De manière lancinante. Alors il s’est mis à le surveiller. Attentivement. Régulièrement. « Je sais bien que c’est absurde, mais c’était plus fort que moi. Il n’y avait que ça qui me soulageait… » Résultat : des lésions de la rétine, pas gravissimes, mais les ophtalmos aimeraient bien qu’il ne recommence plus, tout de même, d’où la consultation… Bon, nous allons nous occuper de l’aider à mieux faire face à ses angoisses. Mais son histoire, évidemment, m’a rendu perplexe et songeur. Je me mets à penser au soleil, à mon tour.
Je me souviens de mes propres peurs d’enfant : à une période, après avoir lu que les étoiles s’éteignaient, que le soleil était une étoile et que donc il s’éteindrait lui aussi, j’avais eu des interrogations sur le matin où les humains se réveilleraient et où il n’y aurait plus de soleil. Je crois que ce type d’inquiétude a inspiré de nombreuses légendes dans toutes les cultures (avec des animaux ou des humains qui partent à la recherche du soleil…). Et d’ailleurs, le lendemain de la consultation avec ce jeune patient, le soleil levant est nimbé de brumes d’automne : rond, beau, paisible ; mais tout faible, tout pâle. Alors je pense à une autre de mes inquiétudes enfantines : l’hiver nucléaire. Au temps où la guerre atomique entre les USA et l’URSS (pour les lectrices et lecteurs plus jeunes, c’est l’ancien nom de la Russie communiste) était une possibilité concrète, on nous racontait ce qui pourrait se passer, en plus des irradiations : le soleil voilé par des milliards de tonnes de poussières dans l’atmosphère, la terre qui se refroidit, les plantes qui dépérissent et les animaux qui meurent...
Bizarre, tous ces échos en moi des peurs de mon patient : c’est qu’elles touchent, comme souvent, à la fois à l’intime et l’universel de nos préoccupations d’êtres humains… Du coup, les jours suivants, je suis attentif au soleil, à tous ses états, toutes les fluctuations de sa lumière, tous les moments de sa course dans le ciel. Mais pas pour craindre son explosion. Pour savourer sa présence : même s’il doit s’éteindre ou disparaître, que faire de mieux que de se réjouir qu’il soit là, tranquille au-dessus de nos têtes, à donner le signal des saisons ? Si nos angoisses peuvent servir à quelque chose, c’est bien à cela : au lieu de nous faire ruminer sur les idées de perte ou de disparition de ce que nous aimons, personnes ou objets, qu’elles nous aident à les aimer encore plus fort ce que nous perdrons peut-être (et tout est dans ce peut-être) un jour…

mercredi 9 septembre 2009

Fausse modestie

Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.
La Rochefoucauld
(qui observait beaucoup les puissants et la Cour, chez qui cette maxime est souvent vraie ; elle l'est moins souvent, il me semble, chez les petits et les humbles)

mardi 8 septembre 2009

Prendre du recul face à sa propre colère


Avec le sourire, comme Pierre Desproges, au Tribunal des Flagrants Délires : « Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux : coucou ! »
Ou avec sérieux, à partir de cette réflexion d’André Comte-Sponville : « La colère naît le plus souvent d’un dommage injuste, ou que l’on juge être tel. Ainsi y a-t-il de justes colères, quand elles viennent au secours de la justice. Mais la plupart ne viennent au secours, hélas, que du narcissisme blessé : désir, non de justice, mais de vengeance. »
Je ne souviens pas d'une seule de mes colères après laquelle je ne me suis pas senti mal. Même si elle me semblait juste. Toujours eu le sentiment que j'aurais pu m'y prendre autrement...

lundi 7 septembre 2009

La mort de François-Joseph 1er d’Autriche


Lorsqu’il meurt à Vienne, en 1916, l'empereur François-Joseph, mari de la célèbre Sissi, est conduit à l’église des Capucins pour y être inhumé. Son cercueil est précédé par 100 cavaliers montés sur des chevaux noirs, et par 100 autres montés sur des chevaux blancs.
Lorsque tout cet équipage arrive à la porte de la crypte, un héraut d’armes s’avance parmi les moines et demande : « Ouvrez ! Je suis Sa Majesté l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie. » La porte reste close.
Le héraut recommence : « Ouvrez ! je suis Sa Majesté Impériale et Apostolique, François-Joseph Ier, par la Grâce de Dieu Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Galicie, de Lodomérie et d’Illyrie ; Roi de Jérusalem ; Archiduc d’Autriche ; Grand-duc de Toscane et de Cracovie ; Duc de Lorraine, de Salzbourg, de Würzburg, de Franconie, de Styrie et de Carinthie, de Carniole et de Bucovine ; Grand prince de Transylvanie ; Margrave de Moravie ; Duc de Haute et de Basse Silésie, de Modène, de Parme, de Plaisance et de Guastalla, d’Auschwitz et de Zator, de Teschen, du Frioul, de Raguse et de Zara ; Comte princier de Habsbourg et du Tyrol, de Kybourg, de Gorizia et de Gradisca ; Prince de Trente et de Brixen ; de Berchtesgaden et Mergentheim ; Margrave de Haute et de Basse Lusace, Margrave en Istrie ; Comte de Hohenems, de Feldkirch, de Bregenz, de Sonneberg ; Seigneur de Trieste, de Kotor et de la Marche de Windisch ; Grand voïvode de la voïvodie de Serbie. » La porte demeure close.
Dernière tentative : « - Ouvrez ! je suis François-Joseph, humble pêcheur, et je demande humblement la grâce de Dieu. - Tu peux entrer. », répond alors le grand prieur. Et la porte s’ouvre enfin.
Moralité : dans la mort comme dans la vie, inutile de bomber et surbomber du torse pour passer certains obstacles ; l’humilité, souvent, conviendra mieux.

vendredi 4 septembre 2009

Entraînement de l'esprit


La société matérialiste nous transforme sur de nombreux plans. Et notamment celui de notre intériorité, que nous serions bien naïfs de penser protégée de la pollution ambiante.
Depuis longtemps, poètes et philosophes nous alertent. Stefan Zweig parlait de ces « conditions nouvelles de notre existence, qui arrachent les hommes à tout recueillement, et les jettent hors d’eux-mêmes ». Cioran exprimait son dégoût : « Le cauchemar de l’opulence. Accumulation fantastique de tout. Une abondance qui donne la nausée. » Et qui rend malade. Car l’extérieur façonne l’intérieur : l’environnement matérialiste représente une contamination de nos esprits. Et aujourd’hui, l’évidence nous saute aux yeux : nous sommes devenus obèses de biens, d’objets, de nourritures ; narcissiques et désolidarisés ; intolérants à l’attente et à la frustration ; instables, distractibles, manquant d’intériorité ; de moins en moins capables de concentration, de penser de manière continue et constructive.
C’est pourquoi la méditation est devenue, depuis quelques années, un outil de psychothérapie à part entière. Logique. Nous éprouvons le besoin de faire du sport au fur et à mesure que nous sommes sédentarisés et suralimentés. Et nous éprouvons le besoin d’exercices d’intériorisation au fur et à mesure que nous sommes sursollicités, soumis à un tapage constant (musique permanente, publicités omniprésentes), submergés par les interruptions et les vols d’attention. Nous devenons des handicapés de l’intériorité, incapables de penser plus de 30 secondes, comme d’autres sont incapables de courir plus de trois minutes. Voilà pourquoi cultiver notre intériorité, notre condition psychique, est devenu indispensable.
Ce n’est pas facile ? Ce n’est pas rapide ? Qui a dit que cela pouvait l’être ? Mais en tout cas, c’est à nous de choisir. Et de repenser à ces mots du philosophe Gustave Thibon : « L’homme a soif de vérité, mais est-ce la source qu’il cherche – ou l’abreuvoir ? »

jeudi 3 septembre 2009

Hey ! Z’avez vu mon torse ?


Deux de mes filles à l’époque où elles jouaient encore à la poupée. Nous sommes aux Pays-Bas, dans une maison que nous avons échangée avec une famille néerlandaise, pendant les vacances de Noël.
L’avantage avec les échanges de maisons, c’est qu’on arrive dans un endroit où il y a des vélos, des livres, des casseroles, bref, tout ce qu’il faut pour le quotidien. Et pour les enfants, des jouets. Cette fois-ci, bonne pioche : les trois petites filles qui vivent là ont des dizaines de poupées Barbie, et des Ken (les Barbie mâles), avec des maisons Barbie, des calèches Barbie, des bateaux Barbie, etc. Nos filles à nous sont ravies, et commencent à jouer.
Installé dans un fauteuil à l’autre bout de la grande pièce, je tends l’oreille car je sens que ça devient intéressant : elles sont en train de mimer une scène de séduction. Céleste, ma plus jeune fille, a en main une Barbie princesse, qu’elle fait minauder : « Vous ne trouvez pas que j’ai une jolie robe ? ». Mais Louise, son aînée, qui doit faire parler Ken, est moins à l’aise pour trouver quoi dire. Son Ken ne répond que par « oui » ou « non », assez nigaud. Céleste lui remonte les bretelles : « Non, Louise, il faut qu’il drague ma Barbie, qu’il lui dise un truc pour qu’elle tombe amoureuse de lui ! ».
Alors Louise, perplexe mais concentrée, réfléchit un moment ; elle doit songer à la manière dont se comportent ses cousins, ou les garçons dans les séries télé niaiseuses qu’elle arrive parfois à regarder malgré nos efforts. Tout à coup, son visage s’éclaire d’un grand sourire ; elle a trouvé quoi dire, et s’écrie en agitant son Ken au corps musclé : « Hey, Z’avez vu mon torse ?! » Éclats de rire généralisés. Mais finalement, pas si mal vu ! Dans l’univers Barbie, on séduit avec son corps plus qu’avec ses mots. Et dans le nôtre ?

mardi 1 septembre 2009

Papa, si tu meurs...


J’ai vécu plein de moments forts cet été (et j’espère que vous aussi). Mais le plus touchant, c’est quand ma plus jeune fille m’a dit, un soir, au moment où je venais l’embrasser : « Papa, je t’aime trop, si tu meurs, je me suicide. » Sacré choc. Je me suis retrouvé les deux pieds dans ma théorie des états d'âme : immensément touché à la fois en douceur (quel message d’amour !) et en douleur (quelles inquiétudes derrière ce message ? et quels risques réels si je me fais écrabouiller par un autobus tout à l’heure ?).
En bon psy, je me suis rassuré moi-même : « Bon, réjouis-toi qu’elle t’aime aussi fort, et débrouille-toi pour ne pas mourir. Euh, en tout cas, pas trop vite... Et puis, tu sais pourquoi elle pense à ça : nous venons d’arriver chez ses grands-parents, et elle a vu leur vieux chien, tout ralenti, couché dans son coin, et elle a senti que son heure arrivait ; comme elle l’aime bien, elle a pensé à tout ceux qu’elle aimait, etc. » OK, OK, mais je me sens bien secoué tout de même.
Car au bout de tout ça, il y a notre destin d’humains, ce chemin que nous devons tous emprunter : aimer la vie puis la quitter ; aimer puis se séparer. Impossible de rester impassible. Exister c’est vibrer, et aimer c’est trembler. C’est Delherm qui écrivait « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » Avant de perdre, aimons donc très fort. Et pensons au bonheur plutôt qu'à la perte.

Illustration de Grégoire Solotareff.