Nous croyons connaître nos proches, nos amis, nos voisins. Et puis un jour, sur un geste ou une phrase, nous réalisons que toute âme humaine est un mystère.
Cela se passe avec une amie : nous animons un jour une conférence sur la méditation pour des dirigeants d’entreprise. À un moment, l’un d’eux nous demande comment nous faisons pour convaincre les patients stressés et pressés de ralentir et de méditer régulièrement. J’explique alors toutes nos stratégies : exercices courts, pédagogie sur les avantages en terme de santé, etc. Mais le dirigeant insiste (il doit parler de son cas personnel) : « oui, mais si les gens continuent à ne pas vous écouter ? » Alors mon amie de répondre, avec un grand sourire : « eh bien, quand on fait n’importe quoi de sa vie, au pire, ce n’est pas grave, on meurt et puis voilà ! » Têtes médusées des auditeurs... et de votre serviteur !
Cela se passe lors d’une visite dans un monastère bouddhiste en Inde, où j’accompagne Matthieu Ricard, rendant visite à un de ses maîtres. Mon étonnement de le voir tout à coup se prosterner au sol devant le très vieux sage. Puis de le revoir faire cela à d’autres moments, et d’autres endroits, parfois devant de simples photographies de ses maîtres disposés sur un autel. Mon ami Matthieu ! Un des esprits les plus rigoureux et scientifiques que je connaisse, en train d’accomplir de mystérieuses dévotions ! Je connais bien sûr sa foi bouddhiste, mais la voir ainsi en action… Bien plus tard, un jour que je lui reparlais de cet épisode, Matthieu me dit d’un air taquin : « Mieux vaut se prosterner devant l’Éveil et la sagesse que devant ceux qui vous font dilapider votre vie en futilités ! » Pour sûr !
Cela se passe au cours de ma première lecture de l’introduction du livre de Simone Weil, « La Pesanteur et la grâce », quand je tombe sur ce passage, raconté par son ami le philosophe Gustave Thibon, qui fit connaître son œuvre : « Je la vis pour la dernière fois au début de mai 1942. Elle m’apporta à la gare une serviette bourrée de papiers en me priant de les lire et d’en prendre soin pendant son exil. En la quittant, je lui dis en plaisantant et pour masquer mon émotion : “Au-revoir, en ce monde ou dans l’autre !“ Elle devint subitement grave et me répondit : “Dans l’autre, on ne se revoit plus.“ Je la regardais s’éloigner dans la rue. Nous ne devions plus nous revoir… » Thibon voulait la faire sourire, Weil le reprend sèchement : pour elle, les mots ne sont pas faits pour faire semblant mais pour dire le vrai. Je n’arrive pas à continuer ma lecture, et je reste accroché à ces lignes, retenant mon souffle pour ne rien perdre de leur portée…
J’aime ces instants, où un autre univers se révèle à nous, surgi des tréfonds de l’âme de nos interlocuteurs, du plus vrai de leur cœur et de leur vision du monde. Ces instants où l’habituel et le prévisible de nos existences se font bousculer. Ces instants où, d’un coup, les apparences se déchirent. Comme un unique coup de griffe, venu d’on ne sait où, et qui nous marque à jamais…
Illustration : Buste d'un garçonnet, au Musée Bourdelle à Paris.
PS : ce texte a été initialement publié dans Psychologies Magazine en novembre 2019.