vendredi 14 septembre 2018

Non, tu ne vas pas mourir !


Ça se passe lors d’une réunion sur les soins palliatifs, où on m’a invité à parler de méditation. La rencontre est passionnante. Parmi les autres intervenants, un prêtre nous raconte une histoire qui me bouleverse.

Il rend visite dans le service à une dame en fin de vie ; elle souffre d’un cancer généralisé, et il n’y a plus guère de doute sur ce qui va se passer. Le prêtre s’est assis près d’elle, sur son lit, et lui parle doucement. Le mari est aussi dans la chambre, un peu à l’écart, sur une chaise ; il écoute, mais ne participe pas à la conversation.

À un moment, la dame, qui a déjà eu plusieurs cancers, et qui a jusque là réussi à s’en sortir, dit au prêtre : « mon père, cette fois-ci, je crois que je vais mourir… » 

Le prêtre comprend que ce n’est plus la peine de faire semblant, de réconforter ou de parler d’autre chose. Il se penche doucement vers elle, pour la questionner : « vous voulez qu’on en parle ? »

Mais à ce moment, d’un bond, le mari se lève de sa chaise et se rapproche de son épouse pour lui dire, avec angoisse et véhémence : « mais non, tu ne vas pas mourir ! »

Du coup, tout s’arrête. Le prêtre n’ose pas poursuivre sur cette voie, apparemment insupportable au mari. Et la dame non plus ; elle se laisse rassurer, sans rien dire. Tout le monde renonce à parler vrai. On discute d’autre chose. Deux jours après, elle meurt. Sans avoir pu aller au bout de ses angoisses, sans avoir pu recevoir un véritable réconfort, au-delà des paroles lénifiantes et mensongères, dont nous avons aussi besoin dans ces moments, mais qui ne suffisent pas. Elle était prête, mais son mari ne l’était pas. Il a choisi pour elle. Mal ? Comment le savoir…

Plus loin dans la discussion, le prêtre nous raconte qu’il se sent, lui aussi, souvent démuni face à la mort : « Comme je ne suis pas médecin, je ne peux pas dire aux gens : “calmez-vous, je vais vous soulager, vous expliquer comment ça va se passer…“ Car même en tant que prêtre, je ne le sais pas moi-même ! J’ai la foi, mais Dieu ne m’a jamais contacté pour m’expliquer tout ça en direct ! Je dois me débrouiller avec mes convictions, sans certitudes…»

Je bois ses paroles, j’admire sa bonté et son humilité. Je suis épaté par tous ces bénévoles et ces soignants, qui chaque jour accompagnent leurs frères et sœurs en humanité, jusqu’à la porte de la mort, sans jamais savoir ce qu’il y a derrière, et en se disant qu’un jour ce sera leur tour.

Je sors de la réunion dans un état second, bien sûr. Il pleut, je vais me tremper sur mon scooter. Je m’en fiche complètement. Il m’a été donné, cet après-midi, de côtoyer les sommets et les abîmes, j’ai été invité à entendre ce qu’on n’entend jamais. Je suis bouleversé et comblé. Nous avons parlé de la mort toute la journée, et là, sans l’avoir cherché, j’ai le goût de la vie dans la bouche.


Illustration : "La mort ? Tout au fond à gauche. Vous n'y serez pas seul, il va y avoir du monde..." (Valley of the Gods, Utah, par Wim Wenders)

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2018.