mercredi 19 octobre 2016
Éreutophobie
Cette semaine, à Sainte-Anne, j’ai vu une dame qui avait très très peur de la couleur rouge. Pas une petite gêne, comme nous pouvons tous en avoir quand on nous fait rougir, à coup de blagues grivoises ou de compliments (vous connaissez la savoureuse expression de Jules Renard, un grand timide, dans son Journal : « il est tombé sur moi à coup de compliments » !?). Non, pas une gêne mais une peur panique, ce qu’on appelle en psychiatrie l’éreutophobie, du grec éreutos : rouge, et phobos : peur intense.
Chez ces personnes, l’idée de rougir sous le regard des autres entraîne une détresse immense : elles se sentent abaissées, humiliées, inférieures, coupables, minables. Du coup, elles vivent dans la crainte de se mettre à rougir si on les observe attentivement, si elles donnent leur avis dans un groupe, ou si un silence survient dans une conversation en face-à-face. Parfois, même entendre le mot « rouge » les fait rougir et paniquer !
Ça peut aller très loin : le premier cas connu dans l’histoire de la médecine a été décrit en 1846 par un médecin allemand, et concernait un étudiant en médecine, dont l’histoire s’est mal finie : dépression, puis suicide… Si on ne se soigne pas, hélas, ça peut encore arriver de nos jours. Mais ce serait dommage : il existe maintenant des aides efficaces, des médicaments parfois, mais surtout des psychothérapies, notamment les fameuses TCC, Thérapies Comportementales et Cognitives.
Faute de soins, les patients inventent de nombreuses stratégies pour limiter le risque de rougir. Il y a bien sûr tous les évitements : ne pas sortir, ne pas parler, ne pas se montrer, ou seulement maquillé, pour les femmes. Parfois ils portent des vêtements rouges pour faire diversion et que le rougissement se remarque moins, parce que rouge sur rouge, ça fait moins de contraste. Mais parfois, à l’inverse, ils n’en portent jamais, et ne s’habillent qu’en gris, parce que le rouge, tout de même, ça attire un peu l’attention sur soi. La vie est bien compliquée quand on souffre d’éreutophobie !
Et le pire, c’est quand on leur dit de ne pas rougir, même gentiment…
Ce n’est pas possible de s’empêcher de rougir ! Parce que l’éreutophobie, comme toutes les phobies, est une allergie : si vous êtes allergique aux pollens, ça ne vous fait pas seulement tousser, comme tout le monde, mais vous commencez à vous asphyxier. Eh bien si vous êtes éreutophobe, rougir ne vous met pas seulement mal à l’aise, comme tout le monde, mais vous bouleverse et vous donne envie de fuir ou de disparaître.
Pourtant, il arrive qu’en consultation, les personnes éreutophobes se sentent rougir et nous demandent si nous l’avons vu sur leur visage : dans ce cas, c’est différent, et je leur dis toujours la vérité. Car ce n’est pas de rougir qui est un problème : tout le monde peut rougir. C’est de se figer, de se bloquer sur le rougissement. Et c’est cela que nos interlocuteurs remarquent : notre raideur et notre peur, bien plus que notre couleur. Et c’est d’ailleurs la voie pour sortir de la maladie : même quand on se sent rougir, ne pas baisser les yeux, tenir bon, rester dans la conversation...
Pas facile, je sais, mais peu à peu, à force de se confronter, la peur passera, et le rougissement ne sera plus une obsession paniquante mais une simple gêne. Courage frères et sœurs éreutophobes ! J'espère que tout coeur que vous pourrez un jour vous remettre à aimer le rouge.
Illustration : Malevitch, Silhouette rouge.
PS : ce texte reprend ma chronique du 11 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.