C’est une de mes patientes que j’aime bien et que j’accompagne depuis longtemps. Sa vie n’a pas été facile, mais elle s’est toujours accrochée, a toujours fait ce qu’il fallait pour rester à flot, et s’affranchir des chaînes de son passé. Comme elle est intelligente et motivée et bagarreuse, elle y est arrivée. Et depuis quelques années, ça y est, enfin, il lui semble que sa vie est devenue belle, que la somme de ses bonheurs est régulièrement devenue supérieure à la somme de ses malheurs. Elle se sent heureuse, pas tous les jours, pas tout le temps, mais globalement il lui semble (à juste titre) que sa vie est une vie heureuse.
Mais elle n’y est pas habituée. Nous avons eu beau travailler cela lors de nos discussions, de temps en temps lui remontent des peurs venues du passé : peur que tout cela ne dure pas, et que le temps du malheur revienne. Le sentiment étrange qu’elle ressent est que cela lui soit « repris » : par qui, pourquoi, elle l’ignore, mais c’est ainsi…
L’autre jour, elle était dans son train de banlieue, de retour de son travail, pour retrouver son compagnon, et sa maison (deux grandes nouveautés dans sa vie, qui symbolisent pour elle le fait qu’elle est enfin devenue « normale, comme tout le monde » et qu’elle a droit à une vie de bonheurs simples). Son esprit vagabondait sur ces petites choses qui la rendent heureuse, et tout à coup, poum ! Revoilà la pensée « ça ne va pas durer, ça ne peut pas durer, tu vas le payer, ça va t’être retiré… »
Elle ressent à nouveau ce pincement au cœur et aux tripes, ce malaise indésirable dont elle sait bien qu’il est absurde. Elle commence à respirer, à se rassurer, à se rappeler nos discussions à ce propos, quand tout à coup, l’arrachant au monde virtuel du combat contre ses inquiétudes, résonne la voix du réel, sous la forme de celle du contrôleur SNCF : « Mesdames, Messieurs, bonjour, contrôle des billets s’il vous plaît… »
Mince, alors ! Elle fouille dans ses affaires pour chercher sa carte de transport. Mince ! Elle n’a pas pris son sac habituel, et la carte est restée à la maison… Malgré ses explications, la voilà verbalisée et délestée de 45 euros. Dura lex, sed lex !
Et là, bizarrement, elle est comme soulagée. Un peu agacée par l’intransigeance des contrôleurs, mais surtout soulagée : « Voilà, tu avais peur de trop de bonheur, et vois ce qui t’arrive ! Ne t’inquiète pas, la vie se chargera de te faire payer ton loyer, comme maintenant. Tu n’as pas à redouter de grandes catastrophes, mais juste à prévoir de petits tracas, comme celui-là. Ton bonheur te sera peut-être retiré un jour, comme il peut être retiré à tout humain. Mais en attendant, profite. Et prépare ta petite monnaie pour les loyers de l’adversité ! »
Au lieu de redouter de perdre notre bonheur, savourons-le ; et gonflons-nous de sa force pour traverser avec le sourire nos petits tourments ! Et les grands, avec tout le courage et l'espoir possibles...
Illustration : le bonheur, c'est