lundi 3 décembre 2012
Après-coup
C’est lors d’une consultation avec un patient en voie de guérison. Nous sommes en fin de thérapie, en phase de fignolage, de réglages fins, de travail sur ses petits automatismes séquellaires. C’est important de continuer d’accompagner un peu les patients dans ces moments, dans une optique de prévention des rechutes (les troubles psychologiques exposent souvent à des rechutes).
Avant cette phase, nous avons eu de nombreuses difficultés à améliorer chez lui (un trouble obsessionnel, des attaques de panique, une anxiété sociale). À côté de ces troubles étiquetés, il avait aussi une forte tendance à ressentir de la honte, de la gêne, à se sentir inférieur, « toujours de trop », bref à être parasité par des appréhensions sociales (liées entre autre à la vie de ses parents, qui avaient soufferts tous les deux de maladies psychiques, et s’étaient rencontrés à l’hôpital psychiatrique).
Il a fait dans tous ces domaines de grands progrès, dont je reste moi-même admiratif. Mais il reste encore de petits réflexes inadéquats dans différents coins de son esprit.
Il me raconte ce jour-là une anecdote survenue cet automne : un matin, il se réveille sévèrement grippé. Mais il hésite et doute avant de se permettre d’aller chez médecin : « je ne vais pas le déranger pour ça, quand même, une simple grippe… ». Puis, il se décide à y aller. Mais dans la salle d’attente, il continue de se demander : « suis-je assez malade pour mériter de lui prendre son temps ? Il y a sûrement des gens qui vont beaucoup plus mal…» Mais il résiste à l’envie de repartir. La consultation se passe bien, le médecin lui confirme qu’il a bien fait de venir. Il sort soulagé, à la fois d’avoir un traitement, et aussi de ne pas avoir eu l’impression de déranger.
À ce moment, je l’arrête : « Vous vous disiez quoi, juste à cet instant ? Sur le pas de la porte du médecin ? »
Lui : « Je me disais : tu vois, tu es bête, il n’y avait pas de problème à venir. »
Moi : « Et puis ? »
Lui : « Et puis ? Euh, rien. Je suis reparti et je suis passé à autre chose… »
Je garde le silence un long moment en hochant la tête et en souriant. Il comprend que pour moi, cette petite séquence n’est pas anodine, et commence à sourire lui aussi.
Je le relance : « Si le médecin vous avait fait une critique, ou vous avait semblé contrarié par votre venue, vous auriez tourné la page aussi vite ?
- Non, non, sûr que j’aurais été très gêné, et que j’aurais ruminé comme un fou !
- Mais là vous n’avez pas ruminé la bonne nouvelle ?
- Non, ce n’est pas dans mes habitudes de ruminer ce qui va bien ! (il rigole)
- Vous n’y avez même pas réfléchi après-coup ?
- Pas vraiment, non. Juste là, maintenant, avec vous.
- Alors, on va travailler à ça ! Si après des peurs comme celles-là, liées à vos vieux réflexes de pensée : “tu ne mérites pas, etc.“ vous ne dégagez pas quelques minutes à prendre conscience de ce qui s’est passé, vous allez mettre beaucoup de temps à éteindre ces vieux automatismes. Quand vous venez de vivre quelque chose qui infirme vos croyances négatives, prenez le temps de savourer, d’ancrer l’événement dans votre mémoire, de le ressentir physiquement, pas seulement de le noter intellectuellement et de passer à autre chose. Respirez, dites-vous : “voilà ce qui vient de se passer, voilà comment ça bouscule tes trouilles. Souviens-toi de ça ! Souviens-toi…“ Là, vous vous dites juste : “tu es bête d’avoir eu peur“, puis vous vous tournez vers l'action suivante. Non ! Travaillez l’après-coup, c’est très important. Si ça n’avait pas marché comme ça, vous auriez ruminé et ressassé votre échec. Vos vieux démons auraient dansé de joie et célébré leur victoire : “on t’avait bien dit de ne pas le faire !“ Alors, pensez aussi à prendre le temps de célébrer votre succès. »
Lorsque les choses se passent bien dans nos vies, et surtout lorsqu’elles se passent bien en dépit de nos prédictions ou de nos habitudes, prenons le temps d’observer et de savourer. De ressentir. De donner de l’espace mental à cet événement favorable qui infirme nos croyances. De l’espace maintenant, dans l’instant. Puis stockons ce bon souvenir en bonne place dans notre mémoire, pour qu’il entrave un peu nos vieux automatismes la prochaine fois.
Illustration : Camarades, il est temps de vous libérer de l'oppression du passé (Prague, 1968, par Josef Koudelka).