lundi 28 novembre 2011

Une belle jeune femme de vingt-deux ans


« Il s’agit d’être une belle jeune femme de vingt-deux ans. Tout concourt en ce monde à faire de cet état un idéal. Notre bonheur varie en fonction de la distance qui nous en sépare. Pour moi, homme âgé de quarante-six ans, j’en suis fort éloigné, certes, mais je vis avec une femme de trente-six ans qui en est plus proche que bien d’autres, je suis père de deux fillettes qui auront un jour vingt-deux ans et ma vie sera réchauffée par leur présence alors même que, vieilli encore, je serai pour mon compte apparemment plus distant que jamais de l’objectif. Paramètres fluctuants, donc, autour de cette vérité intangible : il s’agit d’être une belle jeune femme de vingt-deux ans en ce monde pour jouir pleinement de celui-ci, sans arrangements, aménagements ni accommodements – ou, à défaut, de graviter autour de l’une de ces trop rares élues.

La belle jeune femme de vingt-deux ans n’a besoin de rien d’autre. Elle suffit. Elle se suffit. Elle peut se passer des soins, des crèmes, des traitements, des pilules nécessaires à tous les autres humains pour créer l’illusion qu’ils n’en sont pas si loin.

C’est aussi pourquoi nous écrivons, pourquoi nous bâtissons des empires, pourquoi nous battons des records, pourquoi nous touchons du clavecin : pour être aussi désirables et aussi suffisants que les belles jeunes femmes de vingt-deux ans. Peine perdue. Il eût été juste pourtant que chacun soit pourvu en naissant des mêmes chances de se parfaire en travaillant son art jusqu’à cet accomplissement : devenir une belle jeune femme de vingt-deux ans, et le rester, plutôt que de décrocher de vaines médailles, des prix Nobel et autres distinctions qui ne font que confirmer le pronostic affligeant de notre rhumatologue : c’est la fin. »


En quelques lignes de son blog, l’écrivain Éric Chevillard décrit comment notre société de consommation a manipulé et instrumentalisé les idéaux de jeunesse et de beauté, les a amplifiés, déformés, implantés et greffés dans nos esprits au point que nous ne sommes plus conscients des pressions qu'ils exercent sur nous. À moins d’un effort (ou d’une aide extérieure) de dévoilement. Tout en étant constamment hantés et influencés par eux.

Leçon de psychologie et de sociologie indirecte, ironique et déstabilisante.

Voilà pourquoi et comment Chevillard est grand. Et pourquoi il faut le lire et le soutenir en achetant ses livres (pas seulement en parcourant son blog). Si on aime, bien sûr. Pour ma part, j’adore…

Illustration : un troublant tableau de François Clouet, La Lettre d'amour, à voir à Madrid.