vendredi 31 mars 2017
Grâce, sandales et chaussettes
Ça se passe lors d’un colloque sur la Transmission. Il y a de nombreux intervenants passionnants, philosophes, médecins, psychologues, qui parlent bien et ont mis leurs beaux habits.
Tout à coup monte sur scène Frère Guillaume, qui vit au Bangladesh auprès des très très pauvres. Sa voix est mal assurée, il est un peu raide, et fringué comme l’as de pique ; il porte aux pieds des sandales qui laissent largement voir ses chaussettes. Je suis assis à côté d’un ami qui me pousse du coude : « Christophe, si un jour tu te pointes chez moi comme ça, en sandales et en chaussettes, je ne t’ouvre pas la porte ! »
Mais je suis ému par ce type, et je réponds à mon pote : « Tu aurais tort ! Ce n’est pas si grave, et moi je trouve ça super-fort de se ficher du look comme ça. Ça m’impressionne, je n’en serai pas capable, je ne suis pas assez libre dans ma tête… » Du coup, mon copain se ravise : « Tu as raison, je ne devrais pas juger sur ça » (c’est un copain intelligent, qui écoute les critiques et se remet en question quand il le faut).
Pendant ce temps, sur la scène, Frère Guillaume prend peu à peu son envol. Il nous parle de ce qu’il fait au Bangladesh. Il est magnifique, avec ses fringues venues de nulle part. Il nous raconte ce qu’il fait dans les rues d’un des pays les plus pauvres du monde. Il nous explique que là-bas on aime chanter, et il fait chanter en choeur un refrain bengali aux 3000 personnes de la salle. Il est aux anges. Il rayonne de joie et de simplicité. Je suis subjugué.
Je me demande à quoi ressemble l’estime de soi de Frère Guillaume ? Aucune idée, ou plutôt si : il est au-delà de ça. Il a des années-lumière d’avance sur nous, mon ami, moi-même et sans doute bon nombre de personnes du public, qui chante de bon cœur. Il s’est débarrassé de lui-même. Je ne sais pas si son modèle est accessible pour nous autres, qui n’avons pas embrassé la carrière religieuse. Mais il est inspirant et éclairant.
L’estime de soi, il faut s’en occuper si elle souffre : si nous n’avons pas un rapport amical et pacifié à nous-même, cette mauvaise estime de soi nous sera un fardeau, elle entravera nos initiatives et nos actions, par les peurs et les inhibitions ; elle mobilisera nos forces vers nous et nos tourment intérieurs, au lieu de les libérer pour le monde extérieur. Nous devrons alors nous occuper de nous.
Mais ce n’est qu’une étape : prendre soin de soi n’est que la voie, vers quelque chose de plus grand que nous, au-delà de nous. Se pacifier puis s’oublier et se donner au monde…
Toujours sur scène, le Frère Guillaume sourit, un peu gêné, aux salves d’applaudissements qui le remercient. Il respire la bonté, le bonheur, la liberté.
Merci camarade, je ne suis pas prêt de vous oublier, toi et tes sandales.
Illustration : stéréotypes et préjugés avancent toujours masqués dans notre cerveau, à nous de les débusquer...
PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en janvier 2017.
jeudi 23 mars 2017
Enfants et écrans
Première histoire, dans le train.
Une petite fille de 3-4 ans dessine, assise en face de ses parents. La mère a l’air énervée, il a dû y avoir un conflit ou un souci avant le départ ; en regardant par la fenêtre, elle écoute quelque chose sur son smartphone. Le papa consulte l’écran du sien. Du coup, la petite fille n’a plus personne à qui parler, alors elle se parle à elle-même : « Mon dessin, c’est la maman… Elle écoute ses écouteurs et elle est en colère, la maman… La maman, elle écoute ses écouteurs… Elle est pas contente… » Elle répète le tout plusieurs fois, en surveillant du coin de l’œil son père, pour voir si par hasard il va réagir.
Mais non, ça ne l’intéresse pas plus que ça, le papa. Ce qui se passe sur son téléphone le captive davantage. Au bout d’un moment, la petite fille se tait, elle a compris, et continue de dessiner en silence. Puis, au bout de 10 mn, le dialogue lui manque, tout de même. Alors elle se débrouille pour renverser ses affaires par terre, histoire de faire réagir ses parents. Plutôt se faire gronder que se faire ignorer…
Deuxième histoire, dans un parc public.
Un couple de grands-parents se promène avec deux petits-enfants. La grand-mère pousse le landau du plus jeune. Un petit garçon d’une dizaine d’années la suit. Et tout à la fin, le grand-père, plusieurs mètres derrière ; il marche tout en tripotant son téléphone. Du coup, il va plus lentement, et se fait régulièrement distancer.
Le petit garçon se retourne, l’air agacé, et fait demi-tour pour lui parler. Au moment où je les croise, j’entends ceci : « Papi, on avait dit : pas d’écrans pendant qu’on est en famille ! » Le papi bredouille vaguement quelque chose, sans lâcher des yeux son téléphone. Incroyable ! Que fait-il donc, un dimanche après-midi, à tripoter son engin de destruction relationnelle, qui puisse être plus précieux que la présence à son petit-fils ?
Le temps passé sur les écrans est forcément du temps volé à d’autres activités. Et dans nos vies personnelles, c’est souvent du temps volé au sommeil (le soir) et aux relations, familiales, amicales, ou occasionnelles (dans la journée). Sommes-nous bien lucides face à tout cela ? Si je regarde tout autour de moi, je ne le crois pas…
Mes deux histoires sont désolantes. Mais aussi réjouissantes. Désolant : parents et grands-parents stupidement asservis à leurs écrans. Réjouissant : les enfants qui auront vu les adultes amoindris et appauvris par leurs machines vont entretenir avec ces dernières un rapport bien plus méfiant et intelligent que leurs géniteurs, victimes du marketing des marchands d’écrans et d’infos (« vous êtes un humain diminué si vous n’êtes pas un humain connecté »), de leur conformisme (« tout le monde le fait ») et de leur paresse (« pas envie de contrôler mes impulsions »).
Allez les jeunes, on compte sur vous !
Illustration : C'est pourtant sympa de bavarder ensemble ! (du génial Saul Steinberg)
PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en octobre 2016.
jeudi 16 mars 2017
Réveil d’anesthésie
Je bavardais récemment avec un ami bouddhiste, qui venait de se faire opérer du genou. Après m’avoir donné de ses (bonnes) nouvelles, il me raconte qu’à son réveil de l’anesthésie, il a vécu des moments de bonheur intenses : il s’était alors senti profondément apaisé, avec la présence au cœur de tous ses maîtres, et emporté par une immense vague de très profonde et très durable gratitude.
Je l’écoutais attentivement, parce qu’il y a quelques années, j’ai fait la même expérience : en salle de réveil, je m’étais senti comme en apesanteur, porté par un énorme nuage de gratitude. Gratitude pour les soignants, les chirurgiens, les médecins, les infirmières...
Puis, dans les heures et les jours suivants, gratitude pour tout le monde : mes proches qui me rendaient visite, mes amis, je faisais un grand récapitulatif de toute ma vie, et de tous les humains pour qui je pouvais éprouver de la reconnaissance, pour ce qu’ils m’avaient offert en termes d’amour, d’affection ou de bons moments.
Même - voyez comme ça allait loin - pour le groupe pop Procol Harum et pour son tube célébrissime : A whiter shade of pale
Eh oui, à l’époque où j’étais lycéen et étudiant, on dansait encore le slow, et c’était vraiment intéressant pour se coller aux filles en leur parlant dans l’oreille. D’où ma gratitude pour Procol Harum, même si – à ma connaissance - ils n’avaient pas écrit la chanson pour moi ! Après tout, je me sens aussi plein de gratitude quand je contemple un beau paysage, quand je savoure un bon fruit, quand je lis un beau livre, même s’ils n’ont pas été conçus pour ma petite personne.
J’aime beaucoup les exercices de gratitude : repenser le soir en m’endormant à quelques beaux moments de la journée que je dois à d’autres humains ; ou approfondir ma méditation du matin par la conscience de ce sentiment de dette joyeuse, que j’éprouve envers tant de personnes dont j’ai croisé le chemin, et qui m’ont fait du bien, de façon volontaire ou non, à un moment ou un autre de ma vie.
Quand je suis immergé dans la gratitude, je sens mon cœur qui s’ouvre et se réchauffe (et d’ailleurs, toutes nos études scientifiques montrent que l’émotion de gratitude est non seulement légitime et agréable mais bénéfique pour notre santé).
Et vous, ça vous arrive d’avoir comme ça des bouffées de gratitude qui vous font monter au ciel ?
Illustration : Le vinyle culte, version 45 tours...
PS : ce texte reprend ma chronique du 28 février 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.
jeudi 9 mars 2017
Une légère ivresse
Cette semaine, j’ai pris le temps de déguster quelques petits verres de vin en pleine conscience...
Eh oui, je dois reconnaître que j’aime bien boire de l’alcool, mais attention, en pleine conscience et avec le cerveau aux aguets ! J’apprécie le début, le tout début des effets de l’alcool, le commencement de l’ivresse. Pas quand ça va trop loin, pas jusqu’au moment où on se met à beugler, de joie ou de tristesse, comme ce bon Claude Nougaro…
Non, à ce stade c’est déjà trop tard pour l’introspection et la vie intérieure, et ce n’est plus du tout drôle, ni pour soi ni pour les autres.
Ce qui est passionnant par contre, ce sont les débuts, les tout premiers stades, lorsque l’on perçoit que notre vision du monde change sous l’effet de ce que l’on boit. Passionnant d’observer ce qui se passe alors dans nos esprits : apaisement et légère euphorie, recul et relativisation de nos soucis, réceptivité, sentiment d’amitié avec le monde et de fraternité avec les autres humains.
Passionnant aussi de tirer des leçons à partir de l’observation de nos cerveaux très légèrement sous l’emprise de l’alcool, et de nous demander si, finalement, nous ne serions pas capables de vivre de telles expériences existentielles sans recours à des substances ? Capables de vivre des débuts d’ivresses sans alcool, des étourdissements subtils devant la vie, le monde, le soleil qui se lève ou qui se couche, l’océan, les montagnes, un soir d’été, un ciel d’hiver, la lune ou les étoiles…
En vérité, je vous le dis, mes amis : c’est possible ! Et pas si compliqué : il faut juste un peu s’entraîner, s’arrêter à temps, au tout début, et observer ce qui se passe en nous, avant de reprendre le verre ou le joint de trop, qui vont nous embrumer au lieu de nous éveiller.
Et vous, vous vous êtes déjà amusé à éprouver attentivement ce qu’un léger début d’ivresse provoque dans votre esprit ?
Illustration : un humain marchant sur la neige, ivre de sensations et de bonheur... (photo MR)
PS : ce texte reprend ma chronique du 21 février 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.
jeudi 2 mars 2017
Un rêve
Cette semaine, j’ai vu mon père, mort il y a 10 ans, revenir chez nous, dans la cuisine.
C’était en rêve, mais un de ces rêves au goût fou de réel. J’étais en train de préparer le déjeuner du dimanche, il devait y avoir aussi ma femme et mes filles qui allaient et venaient, quand tout à coup, je vois mon père entrer dans la pièce. L’air normal, enfin je veux dire l’air vivant, pas du tout zombi ; mais silencieux. Et puis aussi, pas content, avec le visage sévère et contrarié qu’il prenait autrefois, quand quelque chose n’allait pas.
Évidemment, ça a créé une drôle d’ambiance dans la cuisine. Il s’est mis dans un coin, debout, genre « faites comme si je n’étais pas là », avec son air mécontent, et toujours en silence. Du coup, personne n’osait lui parler ni aller vers lui. J’ai commencé à me demander dans mon rêve ce qu’il pouvait avoir à nous reprocher. Est-ce que nous n’avions pas assez pensé à lui depuis sa mort, pas assez prié pour lui ?
Là, ça chauffait trop, alors je me suis réveillé, mais j’ai continué de m’interroger : est-ce que j’avais mal fait quelque chose pour qu’il revienne ainsi du passé, avec ce visage contrarié ? Mais bizarrement, je ne ressentais pas d’inconfort émotionnel, ni de culpabilité, comme j’en éprouve pourtant souvent (car je suis un grand culpabilisable). Non, là j’avais le sentiment, peut-être injustifié, d’avoir fait de mon mieux de son vivant, et de penser souvent à lui depuis sa mort. Le sentiment de ne rien avoir à regretter.
Mais ça m’a troublé tout de même, ce rêve, tellement j’avais revu mon père pleinement vivant. J’y ai pensé à la fin de ma méditation du matin. Et les pensées qui me venaient, c’est que bien sûr, on n’aime jamais assez les vivants de leur vivant, et qu’on ne pleure jamais assez les morts après leur mort.
Mais ce n’est pas parce qu’on ne les aime pas. C’est parce que nous sommes maladroits pour nous aimer, parce que pleurer finit par nous faire trop de mal. Et parce qu’il faut bien vivre notre présent, et songer à notre avenir.
Alors, pour apaiser le spectre surgi du passé, je me suis assis et j’ai pensé à mon père ; j’ai écrit quelques lignes sur lui, sur ce rêve, en souriant et en respirant doucement.
Et en espérant que, malgré sa tête contrariée, ça ne se passait pas trop mal pour lui, là où il se trouvait…
Et vous, ça vous arrive de rêver des morts, des années après ?
Illustration : Une forêt en Allemagne. Merci Passou.
PS : ce texte reprend ma chronique du 3 janvier 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.
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