vendredi 28 novembre 2014
Dieu s’en fiche
C’est un grand-père en visite chez ses enfants et petits-enfants.
Lors d’un petit déjeuner qui se passe joyeusement, il échange avec l’une de ses petites-filles, à propos de leur bonheur de se retrouver, une fois de plus, tous en famille (il est âgé et malade, et sait mieux que quiconque à quel point ces instants sont précieux).
Heureux de ce qu’il vit avec ses proches, il propose à la fillette de prier pour remercier le Seigneur, de Lui rendre grâce pour ce joyeux petit-déjeuner, pour la chance d’être encore là, tous ensemble.
Mais elle traverse une période où sa foi l’a quittée : « Grand-Père, je suis désolée, mais moi en ce moment, je ne crois pas beaucoup en Dieu ! »
Et lui du tac au tac : « Ce n’est pas grave, tu sais, Dieu s’en fiche, que tu ne croies pas en Lui, ça ne le dérange pas ! Ce qui compte, c’est que nous lui rendions grâce pour tout ce bonheur qu’il nous envoie… »
Je suis témoin silencieux de la scène, affairé autour de l’évier car je pars travailler bientôt. J’adore la pirouette du grand-père, qui témoigne de sa foi inébranlable. De sa foi de charbonnier, émouvante sinon convaincante.
Car ça n’a pas très bien marché pour ma fille, cette fois-ci, mais elle s’exécute tout de même, en riant, en joignant ses mains et en remerciant Dieu, amusée et attendrie par l’obstination bienveillante de son grand-père.
Et un vent de grâce souffle dans la pièce à cet instant.
D’où venait-il ?
Aucune idée.
Et aucune importance…
Illustration : Fillette au lapin, par Jean Dieuzaide.
mercredi 12 novembre 2014
Je ne vous vois pas
Je donnais il y a quelques mois une conférence pour une association de personnes aveugles. Le public ne me voyait donc pas, à l’exception des quelques bénévoles et accompagnants. Je me sentais un peu embarrassé par mon privilège de voyant, gêné de pouvoir regarder des personnes qui ne le peuvent pas. Mais quelle intensité d’écoute ! Tout passe par la voix, quand on ne voit pas…
Après ma conférence et la lecture de quelques passages de mon dernier livre, vient le temps des échanges. De nombreux bras se lèvent dans la salle. Et les personnes gardent longtemps leur bras en l’air, calmement, sans tourner la tête ni gesticuler pour attirer l’attention des porteurs de micros : inutile, car elles ne les voient pas.
Puis, j’entends une voix sortir des hauts parleurs, et j’ai beau balayer la salle du regard, je ne trouve pas le visage qui me parle. Alors, bêtement, spontanément, je le dis : « Où êtes-vous, je ne vous vois pas ?! » Oups, un petit rire parcourt l’assistance, et je comprends ma gaffe : personne ne voit dans cette salle, mon vieux, alors oublie un peu tes habitudes de conférenciers pour voyants !
Du coup je m’excuse, inquiet d’avoir pu leur faire de la peine, et je décide de ne pas voir moi aussi : « OK, désolé, je vais fermer les yeux et juste écouter la question, après tout, c’est surtout ça qui compte ! »
De nouveau, de petits rires parcourent la salle, mais il me semble y entendre plus de connivence que de moquerie. Et j’écoute effectivement la question les yeux fermés : aucun problème, c’est même mieux pour moi, mon écoute est mieux centrée, moins distraite par le spectacle du public, je vais mieux à l’essentiel des attentes, je devine mieux l’informulé de la question.
Drôle d’expérience… J’étais à cheval au milieu de piétons, et grâce à une petite ruade du réel, me voici le cul par terre : c’est parfait.
Le reste de la soirée se passe doucement, il me semble le vivre au ralenti, comme dans un demi-rêve : les aveugles me semblent former une compagnie plus douce que celle des voyants, et mille et un petits détails me surprennent et me touchent. Un pot amical a été organisé à l’issue de la rencontre. Je découvre comment on se déplace d’un groupe à l’autre quand on ne voit pas, comment on se sert sur un plateau de petits fours, comment tout cela est à la fois compliqué et possible. Je découvre comment un handicap amène à déployer de l’intelligence et de l’humilité.
En repartant, touché et remué, je découvre un ciel couchant magnifique, à couper le souffle. Tous ces gens ne le verront pas… Dans la rue, des petits groupes s’éloignent, souvent des couples d’amis, bras dessus, bras dessous. Alors que j’enfile mon casque de scooter, j’aperçois deux silhouettes au loin, deux copines, marchant doucement en bavardant, se tenant le bras et balayant prudemment le trottoir devant elles. Lorsque je les dépasse, je m’aperçois qu’elles sont en train de rire. J’ai envie de m’arrêter pour les embrasser. Envie de leur faire au moins un petit signe de la main ; mais non, c’est bon, j’ai déjà donné dans le registre des gaffes de voyant ! Envie de m’arrêter aussi, tant elles sont belles à regarder marcher et sourire.
Comment peut-on ne pas aimer le genre humain ?
PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en septembre 2014.
Illustration : Vu dans une vitrine, par PRA.
mardi 4 novembre 2014
Le Nirvana et la statue de sel
Je participais un jour à un colloque sur la méditation et j’écoutais un ami, le moine bénédictin Benoît Billot, nous parler du Zen, dont il est un spécialiste. A un moment, il nous raconte une histoire qui me fait ouvrir très grand les oreilles : une histoire de Nirvana et de statue de sel.
Le Nirvana est un xénisme, cette importation de mots étrangers dans notre langue. Les xénismes en disent parfois long sur l’âme des peuples qui les utilisent. Par exemple, il y a en français beaucoup de xénismes pour désigner les états heureux ou agréables : être zen, cool, toucher au nirvana, etc. Les français ont-ils de si gros problèmes avec le bonheur pour qu’ils aient ainsi besoin d’importer tant de termes pour en désigner les nuances ?
Le plus drôle de l’histoire, c’est que ces xénismes sont souvent erronés : le courant Zen, par exemple, est une branche du bouddhisme très rigoureuse et exigeante, nécessitant une discipline de fer (pas du tout cool, donc). Et le Nirvana désigne un aboutissement qui est en fait un anéantissement, une dissolution de soi ; c’est très cohérent avec la quête bouddhiste de la disparition de l’ego, mais très loin de notre vision occidentale du Paradis (que nous voyons en gros comme le prolongement amélioré de notre vie ici-bas : nous y resterons nous-même, en plus jeunes et plus beaux). Et habituellement, lorsque nous découvrons la signification exacte du mot nirvana, l’idée d’une extinction définitive de notre petit ego nous est plutôt inconfortable.
C’est pour cela que j’ai adoré l’histoire de Benoît. La voici...
Imaginez que vous soyez une belle statue de sel, tellement magnifique que votre propriétaire vous a posé sur sa cheminée pour que tous ses visiteurs vous admirent. Que serait pour vous le nirvana ?
Ce serait que votre propriétaire vous dépose sur une plage, à marée basse. Et que, peu à peu, l’océan vous recouvre et vous dissolve. Que, peu à peu, tous les atomes qui se sont transitoirement assemblés pour vous donner forme, toutes les molécules de sel qui vous composent, se détachent et rejoignent l’immensité océane. Dans cette dissolution, vous trouveriez votre nirvana : ne plus être compacté en un petit ego, même admirable, mais relâché dans l’océan immense, sans identité propre mais avec une liberté immense, avec le bonheur absolu et indicible d’une molécule de sel ayant retrouvé la mer.
Ça y est : à cet instant, je comprends, je ressens, même de très loin, même sans mots, ce que peut-être le nirvana. Je suis toujours sur ma chaise, mais je n’écoute plus les débats, je suis devenu une molécule de sel, qui navigue dans la vague, sur l’écume, au soleil. Puis qui plonge dans les abysses, se fait avaler par un poisson, recracher, remonte accrochée à une méduse. Je n’ai plus de conscience, plus d’ego, plus de désirs, plus de souffrances. Bien plus heureuse que quand j’étais toute compactée et desséchée sur ma cheminée. Je me sens dans cet état étrange que j’éprouve parfois dans mes méditations : un état où je me sens en proximité totale avec tout ce qui m’entoure, sans aucune barrière, juste des liens, et un sentiment de dissolution de soi étrangement apaisant. Une bouffée, un avant-goût lointain du Nirvana…
Oups, comment ? C’est à moi de monter sur l’estrade ? Mon voisin me pousse du coude. Il doit penser que je somnolais. Non, non, je ne dormais pas, pas du tout. Au contraire, j’étais totalement présent à l’histoire ; tellement que j’étais justement en train d’atteindre le nirvana.
Illustration : Vague sur la digue, par Jean Dieuzaide, ou Yann, grand photographe toulousain.
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