mercredi 30 septembre 2009

Dans le vent

"Être dans le vent ? Cela expose à un destin de feuille morte."
Jacques Prévert

mardi 29 septembre 2009

Mamma ! Perché mi hai fatto cosi bello ?


Quand j’étais étudiant, nous partions souvent en vacances en bande de copains, parmi lesquels mon pote italien Massimo. Massimo était (et est resté) un personnage jovial, toujours prêt à rire de lui comme des autres, et féru de psychologie. Un matin, alors que nous étions plusieurs dans les toilettes d’un camping, en train de nous raser face aux lavabos, il arrive après tout le monde, comme à son habitude, s’installe en chantant, se douche, se rase. Puis, il contemple un instant le résultat de tous ces soins dans le miroir, se caresse les joues, tourne la tête à droite, à gauche, avance, recule, avec l’air ravi de celui qui découvre ou redécouvre un merveilleux spectacle. Et finit par s’écrier : « Mamma ! Perché mi hai fatto cosi bello ? » (Maman ! Pourquoi m’as-tu fait aussi beau ?) Éclat de rire général dans le groupe, grosses blagues pour le remettre à sa place. Mais Massimo s’en fiche, il rit encore plus, et repart en sifflotant se choisir une belle chemise pour la journée. Quelques secondes de silence suivent son départ. Il me semble entendre chauffer les neurones : combien d’entre nous, dans le groupe, sont en train de se demander si eux aussi se trouvent beaux, se plaisent ainsi à eux-mêmes ? Et combien d’entre nous sont capables d’avoir de telles pensées spontanément et joyeusement positives en se regardant dans le miroir, chaque matin ? Massimo est content de lui, mais jamais frimeur ni prétentieux. Il s’aime bien c’est tout.

Illustration : Le Roi, de Grégoire Solotareff

lundi 28 septembre 2009

La paix du Christ


J’aime bien ce moment de la messe où les paroissiens se tournent les uns vers les autres pour se souhaiter « la Paix du Christ ». Proches, voisins, ou inconnus, on tente alors, au travers d’un regard et d’un sourire, d’une poignée de main ou d’une accolade, de faire passer un peu d’amour inconditionnel à son prochain.
J’aime ce geste qui renforce et incarne le discours, qui concrétise l’intention.
Je suis un indécrottable comportementaliste…

Illustration : merci à Philippe pour la carte postale

vendredi 25 septembre 2009

Amour et schizophrénie


Une jeune femme qui a sollicité une consultation avec moi à Sainte-Anne. Le regard triste et fatigué des personnes qui n’ont pas eu de chance dans la vie. Mais le sourire tranquille de la confiance, de la présence au monde, de la conviction que l’existence a du sens et de l’intérêt, malgré tout. Elle est venue me raconter son histoire, sans vraiment avoir de conseil à me demander. Elle veut juste avoir mon avis. Souvent les gens pensent que je suis sage parce que j’ai écrit des livres. Je ne démens pas, à quoi bon ? Je fais juste de mon mieux, bien conscient que ce sont souvent mes visiteurs qui me nourrissent de leur sagesse, que, souvent, ils ne voient pas.
Elle me raconte sa vie. Et surtout sa vie de couple : elle s’est mariée avec un garçon qui souffre de schizophrénie. Ce n’était pas si clair, au début de leur liaison : « il n’était simplement pas comme les autres ». Puis, peu à peu, la maladie s’est installée, et a pris beaucoup de place dans leur couple.
Une schizophrénie sévère, avec délires, hospitalisations, et difficultés en tous genres. Alors, la vie n’est vraiment pas drôle dans les périodes où il va mal, qui sont fréquentes. Beaucoup de personnes lui ont recommandé de le quitter, plus ou moins ouvertement, plus ou moins délicatement. Et dans le lot, pas mal de soignants, médecins, infirmières. Elle a toujours refusé : « Vous comprenez, je l’aime. Est-ce qu’on quitte quelqu’un qu’on aime parce qu’il est malade ? » Nous discutons de cela : personne ne nous recommanderait de quitter notre conjoint s’il était atteint de cancer, ou de sclérose en plaques, ou de diabète. On trouverait que ce n’est pas très digne. Alors pourquoi est-on tenté de le faire pour la schizophrénie ?
Au bout d’un moment, elle me pose la question qui la tracasse : « Vous pensez que c’est par masochisme ? » Elle a souvent senti que c’était le jugement que l’on portait sur elle. Ben non, je ne trouve pas que cela soit du masochisme, de la façon dont elle me raconte leur histoire. Elle n’aime pas son homme parce qu’il est malade (au contraire, lorsqu’il est malade, il lui pèse) mais malgré sa maladie. Ce n’est pas du masochisme, mais de l’amour, et de l’honnêteté, et du courage. Et de la grandeur, finalement. Non, vraiment, je n’ai pas envie de m’embarquer sur la piste du masochisme pour expliquer son choix de vie, si bizarre vu du dehors. Plutôt envie de l’admirer.
Je lui délivre des paroles de compréhension, de compassion, d’estime. Lorsque nous nous quittons, je lui serre longuement la main. Je retourne m’asseoir, un peu sonné. L’impression que c’est moi qui ait reçu une consultation, que c’est moi le patient, elle le thérapeute, et qu’elle m’a donné plus que je ne lui ai donné. Je me répète : « Elle est forte, cette fille ». C’est bon d’admirer…
On peut admirer de belles choses, de beaux paysages, de beaux nuages. Admirer des personnes célèbres et reconnues, pour leurs talents ou leurs forces. Mais le plus bouleversant, le plus réjouissant, c’est d’admirer les gens ordinaires. Surprise, intérêt, puis reconnaissance : on se réjouit, on sourit, on est content d’être humain, d’avoir vécu cet instant. On se dit que cela va nous être une leçon de vie, que l’on va s’en inspirer. Et on essaye…

jeudi 24 septembre 2009

Amplification


En été, sur une petite route de montagne. Les voitures ont un peu de mal à se croiser, et il faut ralentir et se serrer un peu sur le bas-côté lorsque quelqu’un arrive en face.
Deux lacets au-dessous de mon véhicule, j’assiste en direct à un accident : un gros 4 X 4, qui descend un peu vite, et un camping-car, qui peine dans la montée, ne se sont pas assez écartés, et s’accrochent. Rien de grave, des morceaux de rétroviseurs, d’enjoliveurs tombent au sol. Évidemment, les carrosseries sont amochées. Le camping-car s’immobilise sur le bas-côté un peu plus loin, essayant de ne pas gêner la circulation. J’aperçois sa plaque d’immatriculation : il vient de Belgique.
Le 4 X 4 freine, quant à lui, au beau milieu de la petite route. Bloquant les voitures qui arrivent, il devient bientôt dangereux, car les véhicules qui le suivent se mettent à déboîter sans visibilité, pour le doubler. Que va faire son conducteur ? C’est une dame blonde, assez forte, moulée dans une tenue rose. Elle sort de son véhicule et commence par insulter de loin, à grands coups de « Connard ! », le malheureux conducteur belge, qui du coup n’ose plus s’approcher. Puis, elle fouille dans son sac, empoigne son portable et commence à téléphoner. On imagine qu’elle appelle son mari ou son assureur. En tout cas, elle reste au milieu de la route, indifférente au risque d’accident que l’arrêt en plein milieu de sa grosse voiture commence à provoquer. Elle a l’air très en colère qu’on ait abîmé son 4 X 4.
Après avoir vérifié que personne ne soit blessé, je continue mon chemin après avoir réussi à doubler la grosse dame blonde, abandonnant lâchement le pauvre touriste belge à son destin. Mais l’histoire me tarabuste, comme on dit. Comment des comportements de politesse et d’altruisme élémentaires peuvent-ils disparaître lors d’un tel accident ? Qui est coupable ? La grosse dame ? Ou ses accessoires, le portable et le 4 X 4 ? Je vote pour (ou contre) les accessoires...
Certes ils n’obligent ni à l’égoïsme, ni à la vulgarité, ni à l’agressivité. Mais ils la facilitent grandement chez les sujets à risque. Et l’on peut se demander si certaines inventions de l’intelligence humaine ne servent pas en retour à amplifier sa sottise. Avec un portable, on peut incommoder tout un wagon de TGV. Avec une sono de voiture, fenêtres ouvertes, de nuit, on peut réveiller tout un quartier. Une grosse voiture mal garée sur un passage protégé, et on indispose tout un tas de piétons. comme l’amplification technologique de la bêtise a hélas de beaux jours devant elle, il ne nous reste plus qu'à essayer de devenir de plus en plus intelligents. Au boulot...

mercredi 23 septembre 2009

Idiole

De temps en temps, j'allume la télé. Plein d'idioles : des idoles idiotes. Alors j'éteins vite.
Et je me sens un peu piteux, moi qui, de temps en temps, passe aussi à la télé...

mardi 22 septembre 2009

Gros gourmand


J'ai une chance terrible : je n'aime pas fumer, je déteste le shopping, j'aime bien le vin mais je me contrôle sans efforts, pareil pour la nourriture. Donc, totalement protégé du risque d'addiction et de dépendance. Sauf pour les bonbons, et les gâteaux au chocolat de mes filles.
C'est pourquoi un soir, en rentrant un peu tard du boulot, j'ai trouvé ce petit mot dans la cuisine, posé à côté d'un magnifique gâteau. Alors, mon cerveau a pu, in extremis, retenir ma main. Avec le sourire, même...

lundi 21 septembre 2009

Écouter sans applaudir


Cet été, j’ai participé, avec quelques collègues psychothérapeutes, à un beau stage de méditation dans les montagnes suisses. Nous avons appris plein de choses utiles et intéressantes. Et vécu, comme toujours, des tas de petits moments étonnants. L’approche travaillée (qui est celle que j’utilise dans ma pratique personnelle et psychothérapique) était celle de la Pleine Conscience. Qui encourage – entre autres - à revenir à l’expérience vécue plutôt qu’à discourir sur elle. Alors nous entrions aussi souvent que possible dans l’Expérience.
Par exemple celle d’écouter un de nos collègues co-stagiaire, Frédéric Fasel, pianiste talentueux, nous interpréter quelques morceaux de sa composition alors que nous sommes tous assis, sur nos zafus ou nos shogis, les yeux fermés, installés dans la pleine conscience. Pendant chaque morceau, nous accueillons pleinement la musique, et pleinement tout ce qu’elle induit en nous. Et après chaque morceau, nous restons dans cette expérience, dans le sillage de la musique, au lieu d’applaudir.
J’aime beaucoup de tels dérangements d’habitudes et d’automatismes. Rester en silence à observer ce qui se passe en nous après un morceau, cela serait logique, par respect et pour la musique et pour son interprète. Imaginez un peu, au lieu de ces applaudissements automatiques, comme à la télé ou lors de débats, pour manifester qu’on est là, un grand silence concentré. Et, tout de même, 5 minutes après le dernier morceau, tout lâcher pour remercier et célébrer !

Tableau de Ferdinand Khnopff : En écoutant du Schumann

vendredi 18 septembre 2009

Trois petites notes de musique


En feuilletant mon courrier à l’hôpital, je tombe sur l’annonce d’un projet de recherche en psychiatrie : « L’utilisation de chansons familières chez les personnes souffrant de maladie d’Alzheimer, pour faciliter l’émergence de souvenirs personnels ». La musique au secours de cette terrible dissolution de l’identité qu’est l’Alzheimer, c’est touchant et poétique… Je tourne la page de la revue, et passe aux nouvelles suivantes. Mais plusieurs fois dans la journée, ce projet revient à ma pensée. Alors je m’arrête un moment pour y songer. C’est quand même drôlement beau, comme idée. Proposer à ces patients dont la mémoire s’effiloche, dont la personnalité s’estompe, de s’ancrer, au moins l’espace d’une chanson, dans une période de leur vie, de restaurer leurs souvenirs associés à la mélodie.
La recherche est en cours, mais sans préjuger des résultats, on peut supposer qu’elle n’aura pas d’effets révolutionnaires sur l’évolution de la maladie. Ce qui est en jeu, c’est aussi de faire du bien, de redonner de petits morceaux d’identité, des paillettes de plaisir et de bonheur aussi, à l’écoute de ces chansons qui ont bercé notre existence. Dans ce paysage intérieur brumeux de l’Alzheimer, où tout peu à peu s’efface et se dissout, ce seront autant des clairières où réapparaîtront des sensations, des visages, des paroles, des souvenirs oubliés. C’est peu ? Oui, mais c’est essentiel. Vivre au présent, savourer l’instant. Donner des moments de bonheur, des sentiments d’identité. Chanter à ces frères humains dont le cerveau s’évapore les rengaines de leur jeunesse…
Je pense aux chansons que mon entourage pourrait me passer si j’avais un jour un Alzheimer. Bizarrement, cette idée ne m’angoisse pas (je dois être dans un bon jour, dans une bonne humeur prête à résister à tout, il y a des moments, comme ça…). Et puis tout à coup, moi aussi, je me souviens. Je me souviens des paroles de la chanson Trois petites notes de musique :
« Trois petites notes de musique
Ont plié boutique
Au creux du souvenir.
C'en est fini de leur tapage
Elles tournent la page
Et vont s'endormir… »
Je me dis que dans les jours qui vont suivre, j’écouterai mes musiques favorites avec présence et intensité. Qu’elles me seront deux fois plus chères. C’est ce que j’ai fait : en les écoutant ainsi, j’ai mieux compris leur dimension et leur valeur : labiles et éternelles. Comme nos instants de bonheur.

jeudi 17 septembre 2009

Gratitude et estime de soi


Pour les personnes à haute estime de soi, la gratitude représente un bon mécanisme de vidange régulière de l'ego, pour éviter que ça ne déborde : toujours se souvenir de ce que l’on doit aux autres.

Et pour les personnes à basse estime de soi, penser à ce que d’autres ont fait pour nous, c’est un exercice qui nous rappelle que nous avons notre place au milieu d’eux : quoi que je pense, quoi que je me fasse croire, j’existe et on m'estime, puisqu'on a fait quelque chose, même un tout petit bout de chose, pour moi.

Le difficile, dans les deux cas, est d'ouvrir les yeux sur ce que l'on nous offre, qui n'est pas toujours si visible.

mercredi 16 septembre 2009

Impuissants mais présents

Entendu un jour cette émouvante formule, dans la bouche d'une personne proche de quelqu'un de très malade : "Je ne peux rien faire de plus qu'être là, à ses côtés. Impuissant mais présent."
Magnifique : impuissants et présents. Rester pour aider, de notre seule présence, même si nous ne pouvons rien faire.
Tout faire alors pour que notre présence soit à la mesure de notre impuissance. Aussi intense.

mardi 15 septembre 2009

Prévention


J'aime bien les cantonniers. Quand j'étais petit, j'adorais celui qui passait dans le village avec un tambour, en criant "Avissss à la populationnnng !" pour faire passer des informations municipales. Oui, oui, j'ai connu ça !
Bref, ce que je voulais vous raconter, c'est une petite scène de rue qui m'a ravi. L'autre jour, j'ai vu un cantonnier qui faisait de la prévention. Il passait le long des trottoirs en sifflotant pour enlever systématiquement les affichettes publicitaires pénibles, déposées sur les pare-brises des voiture garées. Il préférait ne pas attendre qu'elles soient jetées au sol par les conducteurs, jugeant sans doute qu'il est tout de même plus pratique de les ramasser debout, au lieu de se pencher ou de manipuler sa pelle-pince-à-ne-pas-se-pencher et tout son matériel technologique de cantonnier moderne.
La pollution publicitaire était ainsi privée de nuire avant même d'avoir atteint sa cible (quand je dis "cible", je parle de notre cerveau, pas du trottoir). Cool !
Merci cantonnier ! Et désolé pour le supplément de boulot...

lundi 14 septembre 2009

Jaillissement de la violence


L'autre jour, alors que j'étais en scooter sur le boulevard Saint-Germain, au coeur de Paris. Un taxi me double en me frôlant et en roulant trop vite. Arrive un feu rouge. Alors que j'avais remonté toute la file des voitures à l'arrêt (bon, d'accord, c'est mal...) je redémarre tranquille, et avant tout le monde. Cent mètres après, le taxi me double à nouveau, encore plus près, encore plus vite. Du coup, au feu rouge suivant, je m'approche et m'arrête à sa hauteur pour lui parler ; comme il ne baisse pas sa vitre, je lui fais signe de rouler plus doucement. Pas uniquement pour moi, mais je me dis qu'il va provoquer un accident, à la longue.
Le type devient soudainement fou de rage, son visage se décompose, il se met à hurler et m'insulter, vitre toujours fermée. Le feu passe au vert et il redémarre comme un dingue, en laissant la moitié de ses pneus accrochés au bitume, vociférant et m'adressant des gestes hostiles. Je reste sidéré quelques secondes devant le jaillissement de cette violence verbale, avant de penser moi-même à redémarrer.
Mon intervention n'aura servi qu'à l'énerver davantage. Quel imbécile ! Je parle de moi évidemment : comment ai-je pu oublier qu'on n'était pas entre personnes humaines mais entre grands singes motorisés. Ce genre d'intervention ("roule plus doucement mon gars") ne marche jamais. Ou jamais dans le sens escompté, si ce sens est de calmer les énervés. Dans l'autre sens, par contre...
Mais tout de même, ce geyser de folie haineuse m'a secoué, j'y pense toute la journée, je revois la tête du type derrière sa vitre, submergé sous la haine. C'est compliqué et dérangeant de faire une place pour ça dans ma vision du monde. Mais ça existe aussi.
PS : je ne me souviens pas s'il y avait un client à l'arrière. Si oui, il a du avoir un voyage sportif...

vendredi 11 septembre 2009

Honte


Nietszche, dans Le Gai savoir :
« Qui appelles-tu mauvais ?
– Celui qui veut toujours faire honte.
Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ?
– Épargner la honte à quelqu’un.
Quel est le sceau de la liberté conquise ?
– Ne plus avoir honte de soi-même. »

La honte est la grande destructrice. Jamais vu de pires dégâts dans l'âme de mes patients que ceux liés à la honte. Nietszche a 100.000 fois raison de voir le comble de l'humain dans le souci d'épargner la honte...

Illustration : Adam et Ève chassés du Paradis, par Masaccio.

jeudi 10 septembre 2009

Regarder le soleil


C'est un jeune patient qui m’a été adressé par le service d’ophtalmologie, une histoire étonnante, comme je n’en avais encore jamais vu. Il s’est abîmé les yeux à force de fixer le soleil. En face de moi, très gentil, intelligent, il me raconte son histoire. Il a toujours été un gamin anxieux, avec tout un tas d’inquiétudes depuis qu’il était tout petit, un peu comme tout le monde, mais en plus fortes et plus durables : peurs de la mort, du divorce de ses parents, d’avoir une vie malheureuse… Et puis il y a six mois, à la suite d’une période de vie un peu difficile, il s’est mis à avoir des angoisses obsédantes à propos du soleil : il avait peur qu’il explose. De manière lancinante. Alors il s’est mis à le surveiller. Attentivement. Régulièrement. « Je sais bien que c’est absurde, mais c’était plus fort que moi. Il n’y avait que ça qui me soulageait… » Résultat : des lésions de la rétine, pas gravissimes, mais les ophtalmos aimeraient bien qu’il ne recommence plus, tout de même, d’où la consultation… Bon, nous allons nous occuper de l’aider à mieux faire face à ses angoisses. Mais son histoire, évidemment, m’a rendu perplexe et songeur. Je me mets à penser au soleil, à mon tour.
Je me souviens de mes propres peurs d’enfant : à une période, après avoir lu que les étoiles s’éteignaient, que le soleil était une étoile et que donc il s’éteindrait lui aussi, j’avais eu des interrogations sur le matin où les humains se réveilleraient et où il n’y aurait plus de soleil. Je crois que ce type d’inquiétude a inspiré de nombreuses légendes dans toutes les cultures (avec des animaux ou des humains qui partent à la recherche du soleil…). Et d’ailleurs, le lendemain de la consultation avec ce jeune patient, le soleil levant est nimbé de brumes d’automne : rond, beau, paisible ; mais tout faible, tout pâle. Alors je pense à une autre de mes inquiétudes enfantines : l’hiver nucléaire. Au temps où la guerre atomique entre les USA et l’URSS (pour les lectrices et lecteurs plus jeunes, c’est l’ancien nom de la Russie communiste) était une possibilité concrète, on nous racontait ce qui pourrait se passer, en plus des irradiations : le soleil voilé par des milliards de tonnes de poussières dans l’atmosphère, la terre qui se refroidit, les plantes qui dépérissent et les animaux qui meurent...
Bizarre, tous ces échos en moi des peurs de mon patient : c’est qu’elles touchent, comme souvent, à la fois à l’intime et l’universel de nos préoccupations d’êtres humains… Du coup, les jours suivants, je suis attentif au soleil, à tous ses états, toutes les fluctuations de sa lumière, tous les moments de sa course dans le ciel. Mais pas pour craindre son explosion. Pour savourer sa présence : même s’il doit s’éteindre ou disparaître, que faire de mieux que de se réjouir qu’il soit là, tranquille au-dessus de nos têtes, à donner le signal des saisons ? Si nos angoisses peuvent servir à quelque chose, c’est bien à cela : au lieu de nous faire ruminer sur les idées de perte ou de disparition de ce que nous aimons, personnes ou objets, qu’elles nous aident à les aimer encore plus fort ce que nous perdrons peut-être (et tout est dans ce peut-être) un jour…

mercredi 9 septembre 2009

Fausse modestie

Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.
La Rochefoucauld
(qui observait beaucoup les puissants et la Cour, chez qui cette maxime est souvent vraie ; elle l'est moins souvent, il me semble, chez les petits et les humbles)

mardi 8 septembre 2009

Prendre du recul face à sa propre colère


Avec le sourire, comme Pierre Desproges, au Tribunal des Flagrants Délires : « Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux : coucou ! »
Ou avec sérieux, à partir de cette réflexion d’André Comte-Sponville : « La colère naît le plus souvent d’un dommage injuste, ou que l’on juge être tel. Ainsi y a-t-il de justes colères, quand elles viennent au secours de la justice. Mais la plupart ne viennent au secours, hélas, que du narcissisme blessé : désir, non de justice, mais de vengeance. »
Je ne souviens pas d'une seule de mes colères après laquelle je ne me suis pas senti mal. Même si elle me semblait juste. Toujours eu le sentiment que j'aurais pu m'y prendre autrement...

lundi 7 septembre 2009

La mort de François-Joseph 1er d’Autriche


Lorsqu’il meurt à Vienne, en 1916, l'empereur François-Joseph, mari de la célèbre Sissi, est conduit à l’église des Capucins pour y être inhumé. Son cercueil est précédé par 100 cavaliers montés sur des chevaux noirs, et par 100 autres montés sur des chevaux blancs.
Lorsque tout cet équipage arrive à la porte de la crypte, un héraut d’armes s’avance parmi les moines et demande : « Ouvrez ! Je suis Sa Majesté l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie. » La porte reste close.
Le héraut recommence : « Ouvrez ! je suis Sa Majesté Impériale et Apostolique, François-Joseph Ier, par la Grâce de Dieu Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Galicie, de Lodomérie et d’Illyrie ; Roi de Jérusalem ; Archiduc d’Autriche ; Grand-duc de Toscane et de Cracovie ; Duc de Lorraine, de Salzbourg, de Würzburg, de Franconie, de Styrie et de Carinthie, de Carniole et de Bucovine ; Grand prince de Transylvanie ; Margrave de Moravie ; Duc de Haute et de Basse Silésie, de Modène, de Parme, de Plaisance et de Guastalla, d’Auschwitz et de Zator, de Teschen, du Frioul, de Raguse et de Zara ; Comte princier de Habsbourg et du Tyrol, de Kybourg, de Gorizia et de Gradisca ; Prince de Trente et de Brixen ; de Berchtesgaden et Mergentheim ; Margrave de Haute et de Basse Lusace, Margrave en Istrie ; Comte de Hohenems, de Feldkirch, de Bregenz, de Sonneberg ; Seigneur de Trieste, de Kotor et de la Marche de Windisch ; Grand voïvode de la voïvodie de Serbie. » La porte demeure close.
Dernière tentative : « - Ouvrez ! je suis François-Joseph, humble pêcheur, et je demande humblement la grâce de Dieu. - Tu peux entrer. », répond alors le grand prieur. Et la porte s’ouvre enfin.
Moralité : dans la mort comme dans la vie, inutile de bomber et surbomber du torse pour passer certains obstacles ; l’humilité, souvent, conviendra mieux.

vendredi 4 septembre 2009

Entraînement de l'esprit


La société matérialiste nous transforme sur de nombreux plans. Et notamment celui de notre intériorité, que nous serions bien naïfs de penser protégée de la pollution ambiante.
Depuis longtemps, poètes et philosophes nous alertent. Stefan Zweig parlait de ces « conditions nouvelles de notre existence, qui arrachent les hommes à tout recueillement, et les jettent hors d’eux-mêmes ». Cioran exprimait son dégoût : « Le cauchemar de l’opulence. Accumulation fantastique de tout. Une abondance qui donne la nausée. » Et qui rend malade. Car l’extérieur façonne l’intérieur : l’environnement matérialiste représente une contamination de nos esprits. Et aujourd’hui, l’évidence nous saute aux yeux : nous sommes devenus obèses de biens, d’objets, de nourritures ; narcissiques et désolidarisés ; intolérants à l’attente et à la frustration ; instables, distractibles, manquant d’intériorité ; de moins en moins capables de concentration, de penser de manière continue et constructive.
C’est pourquoi la méditation est devenue, depuis quelques années, un outil de psychothérapie à part entière. Logique. Nous éprouvons le besoin de faire du sport au fur et à mesure que nous sommes sédentarisés et suralimentés. Et nous éprouvons le besoin d’exercices d’intériorisation au fur et à mesure que nous sommes sursollicités, soumis à un tapage constant (musique permanente, publicités omniprésentes), submergés par les interruptions et les vols d’attention. Nous devenons des handicapés de l’intériorité, incapables de penser plus de 30 secondes, comme d’autres sont incapables de courir plus de trois minutes. Voilà pourquoi cultiver notre intériorité, notre condition psychique, est devenu indispensable.
Ce n’est pas facile ? Ce n’est pas rapide ? Qui a dit que cela pouvait l’être ? Mais en tout cas, c’est à nous de choisir. Et de repenser à ces mots du philosophe Gustave Thibon : « L’homme a soif de vérité, mais est-ce la source qu’il cherche – ou l’abreuvoir ? »

jeudi 3 septembre 2009

Hey ! Z’avez vu mon torse ?


Deux de mes filles à l’époque où elles jouaient encore à la poupée. Nous sommes aux Pays-Bas, dans une maison que nous avons échangée avec une famille néerlandaise, pendant les vacances de Noël.
L’avantage avec les échanges de maisons, c’est qu’on arrive dans un endroit où il y a des vélos, des livres, des casseroles, bref, tout ce qu’il faut pour le quotidien. Et pour les enfants, des jouets. Cette fois-ci, bonne pioche : les trois petites filles qui vivent là ont des dizaines de poupées Barbie, et des Ken (les Barbie mâles), avec des maisons Barbie, des calèches Barbie, des bateaux Barbie, etc. Nos filles à nous sont ravies, et commencent à jouer.
Installé dans un fauteuil à l’autre bout de la grande pièce, je tends l’oreille car je sens que ça devient intéressant : elles sont en train de mimer une scène de séduction. Céleste, ma plus jeune fille, a en main une Barbie princesse, qu’elle fait minauder : « Vous ne trouvez pas que j’ai une jolie robe ? ». Mais Louise, son aînée, qui doit faire parler Ken, est moins à l’aise pour trouver quoi dire. Son Ken ne répond que par « oui » ou « non », assez nigaud. Céleste lui remonte les bretelles : « Non, Louise, il faut qu’il drague ma Barbie, qu’il lui dise un truc pour qu’elle tombe amoureuse de lui ! ».
Alors Louise, perplexe mais concentrée, réfléchit un moment ; elle doit songer à la manière dont se comportent ses cousins, ou les garçons dans les séries télé niaiseuses qu’elle arrive parfois à regarder malgré nos efforts. Tout à coup, son visage s’éclaire d’un grand sourire ; elle a trouvé quoi dire, et s’écrie en agitant son Ken au corps musclé : « Hey, Z’avez vu mon torse ?! » Éclats de rire généralisés. Mais finalement, pas si mal vu ! Dans l’univers Barbie, on séduit avec son corps plus qu’avec ses mots. Et dans le nôtre ?

mardi 1 septembre 2009

Papa, si tu meurs...


J’ai vécu plein de moments forts cet été (et j’espère que vous aussi). Mais le plus touchant, c’est quand ma plus jeune fille m’a dit, un soir, au moment où je venais l’embrasser : « Papa, je t’aime trop, si tu meurs, je me suicide. » Sacré choc. Je me suis retrouvé les deux pieds dans ma théorie des états d'âme : immensément touché à la fois en douceur (quel message d’amour !) et en douleur (quelles inquiétudes derrière ce message ? et quels risques réels si je me fais écrabouiller par un autobus tout à l’heure ?).
En bon psy, je me suis rassuré moi-même : « Bon, réjouis-toi qu’elle t’aime aussi fort, et débrouille-toi pour ne pas mourir. Euh, en tout cas, pas trop vite... Et puis, tu sais pourquoi elle pense à ça : nous venons d’arriver chez ses grands-parents, et elle a vu leur vieux chien, tout ralenti, couché dans son coin, et elle a senti que son heure arrivait ; comme elle l’aime bien, elle a pensé à tout ceux qu’elle aimait, etc. » OK, OK, mais je me sens bien secoué tout de même.
Car au bout de tout ça, il y a notre destin d’humains, ce chemin que nous devons tous emprunter : aimer la vie puis la quitter ; aimer puis se séparer. Impossible de rester impassible. Exister c’est vibrer, et aimer c’est trembler. C’est Delherm qui écrivait « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » Avant de perdre, aimons donc très fort. Et pensons au bonheur plutôt qu'à la perte.

Illustration de Grégoire Solotareff.