lundi 12 octobre 2015

Cornes de rennes et humanité



C'est un ami qui m'a envoyé cette photo. Il l'a prise depuis sa chambre d'hôpital, où il séjournait lors des fêtes de Noël de l'an dernier. Voici un extrait du petit mot qu'il m'avait adressé en même temps :

"La photo a été prise lors de mon hospitalisation. Il s'agit d'une photo souvenir. Les pauvres infirmières étaient toujours en retard sur leur planning. Elles avaient trop de boulot, et pas assez de temps pour approfondir les rapports humains, connaitre leurs patients, parler tranquillement avec eux, et s'éviter ainsi des appels intempestifs parce que des inquiétudes n'avaient pas été écoutées ou par simple besoin de compagnie et de dialogue. Malgré tout, elles avaient décidé de faire sourire les patients en portant des chapeaux en forme de bois de rennes..."

J'aime cette image, où la froideur bleutée de la chambre d'hôpital est éclairée par la lumière jaune et chaude dans laquelle apparaît l'infirmière, riant avec ses cornes de renne sur la tête, réconfortante malgré tout, malgré son éloignement, malgré le fait qu'on devine qu'elle ne fait que passer, qu'elle a plein d'autres patients à aller voir.

Lorsqu'on est malade, on devient hypersensible et ultra-réceptif à tout, une éponge à ambiances et à émotions. L'indifférence d'un soignant devient angoissante, sa froideur est perçue comme agressante. On a un besoin immense de douceur, de gentillesse et d'écoute.

Parfois, ce besoin est illimité et épuisant, presque impossible à satisfaire, parfois les patients sont eux-mêmes agressifs et désobligeants. Mais pourtant, nous autres soignants, devons tout faire pour donner de la chaleur et de l'écoute à celles et ceux que nous soignons.

Il s'agit parfois de peu de choses : prendre un peu de temps pour sourire, regarder dans les yeux, s'asseoir à leurs côtés, leur poser la main sur l'épaule. Même si cela ne dure pas longtemps, même si les patients comprennent que nous ne pouvons pas nous éterniser, il faut le faire ne serait-ce que quelques minutes.

Sans ce don d'attention et de gentillesse, il n'y a pas de soin possible.

Sans ce don, nous ne faisons que traiter les maladies pendant que nous maltraitons les malades.


Illustration : une chambre d'hôpital un soir de Noël.

lundi 5 octobre 2015

Le petit garçon qui voulait voyager seul



Dans le train, non loin de moi qui suis en train de ne rien faire, et donc d’être présent à tout, un petit garçon, l’air sage et sérieux, questionne sa mère : « Maman, est-ce que j’ai l’air d’un petit garçon qui voyage tout seul ? »

C’est tellement plein de fraîcheur et de grâce que la scène m’emporte dans un tourbillon d’images et de pensées.

Tous les humains ont été à l’image de ce petit garçon. Gentils, sincères et touchants. Pourquoi changeons-nous tant ? Pourquoi perdons-nous la spontanéité ? Pourquoi perdons-nous la grâce ? Comme il n’y a pas de réponse, ou qu’il y en a trop, mon esprit passe à une autre spirale de questions.

Vouloir ressembler à quelqu’un qui voyage seul : qui d’autre qu’un enfant peut vouloir cela de tout son cœur ? C’est drôle, le destin de ces désirs d’autonomie. D’abord nous voulons grandir, nous affranchir des dépendances de la condition enfantine. Notre entourage, en général, nous y encourage, valorise nos efforts en ce sens, parfois s’en amuse. Puis un jour, nous sommes grands. Nous sommes autonomes. Et nous nous sentons seuls.

Un jour, nous comprenons que l’autonomie n’est pas un idéal, mais juste un outil. L’autonomie est une force. Mais qui souhaite toujours faire usage de sa force, passer en force, s’efforcer ? En grandissant, nous comprenons que l’autonomie n’est là que pour nous aider à ne pas avoir peur de la solitude, à savoir que nous pouvons la supporter. L’autonomie nous aide à ne pas sombrer dans des dépendances extrêmes et pathologiques. À ne pas nous accrocher à des personnes qui ne nous aiment pas, ou plus. À ne pas nous soumettre à qui nous veut du mal. Mais ce n’est pas un idéal, l’autonomie ; juste une capacité rassurante, dont on préfère savoir qu’elle est là, sans avoir à s’en servir.

En grandissant, nous comprenons que le lien et l’amour, l’aide et le partage, valent mieux que l’autonomie. Nous comprenons que la fragilité et les co-dépendances croisées et infinies qui en découlent peuvent être joyeuses et délibérées.

En grandissant, nous ne cherchons plus à avoir l’air de quelqu’un qui voyage tout seul. Nous ne cherchons plus à avoir l’air de rien du tout. Nous cherchons juste à être heureux. Et à rendre heureux autour de nous, de notre mieux.

En grandissant…

Mais au fait, qu’a répondu la maman, à la question de son petit garçon ? Je m’aperçois que je n’ai pas écouté. Chacun d’eux a repris sa lecture. Le petit garçon qui aimerait avoir l’air de voyager tout seul n’est pas tout seul. Sa mère est à ses côtés. Puissent tous les instants de sa vie lui donner ce sentiment : se croire autonome mais s’appuyer, en vérité, sur la bienveillance de tous ceux qui l’aiment, de près ou de loin.

Illustration : " mais non ! il ne va pas prendre le train tout seul, non, ce n'est pas possible ! " (merci Passou).

PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en septembre 2015.