lundi 27 mai 2013

Pas poli



Ça se passe un dimanche matin, je conduis un ami venu de l’étranger chez d’autres amis, à l’autre bout de Paris. Il pleut des cordes, nous avons emprunté une voiture. En chemin, nous avons bavardé tranquillement de la vie, c’était un instant très agréable.

Arrivé dans la petite rue étroite où je dois le déposer, nous tombons sur un véhicule qui bloque la voie, coffre ouvert, feux de détresse allumés, apparemment quelqu’un qui décharge des valises ou des paquets.

Comme nous avons le temps, je m’arrête moi aussi au milieu de la rue, et nous continuons de bavarder tranquillement. Et assez longtemps ; facilement 5 bonnes minutes. Comme c’est un dimanche matin, personne d’autre n’arrive derrière nous, la rue est tranquille.

Au bout d’un long long moment, le propriétaire de la voiture arrêtée sort de l’immeuble, et là, il y a un souci !

Le type passe à côté de nous, nous toise, et continue vers sa voiture, démarre tranquillement et s’en va.

Pas de sourire, pas de petit salut, pas de merci.

Rien.

Que dalle !

Je sais bien qu’il ne faut pas donner avec l’attente de recevoir, et tout ça. Mais quand même, le truc m’agace sévère. Je le dis à mon copain : « Tu as vu ce type ! Il est gonflé quand même. Il nous fait poireauter 10 mn (la colère me fait multiplier le temps par 2), on ne klaxonne pas, rien, on reste cools, et il ne nous dit même pas merci ! »

Mon copain opine du chef, mais il est moins agacé que moi ; plus sage sans doute, simple passager, pensant plutôt à son rendez-vous avec les amis, il ne considère pas ce non-merci comme un événement significatif.

Bon, de toute façon nous avons autre chose à faire que nous agacer, je redémarre, nous arrivons au bout de la rue, je dépose mon copain, on s’embrasse et je repars.

Sur le chemin du retour, je repense à mon agacement. Évidemment, ce n’est pas l’attente qui m’a irrité, c’est la non-reconnaissance : je me suis senti frustré de ne pas avoir eu un tout petit signe, sinon de remerciement, du moins d’excuse.

Et puis, en fait, j’ai l’impression que cette histoire va plus loin que mon petit ego vexouillé : cette absence de geste amical représente pour moi, à cet instant, une rupture de l’harmonie du monde, et une menace sur cette même harmonie.

Rupture de l’harmonie que j’éprouvais en bavardant avec mon copain. Elle avait réactivé en moi la croyance et l'espérance que tous les humains pouvaient être des copains, conscients de pouvoir gêner, mais capables alors de s'excuser ou de remercier. J’avais oublié la psychodiversité : il existe des malpolis égoïstes. Et les mystères de chaque destinée, qui se cachent derrière l’apparence parfois trompeuse des comportements : peut-être le type venait-il de vivre des moments difficiles, et en voulait à la terre entière, peut-être avait-il été élevé comme ça par ses parents, dans la négligence ou le mépris d’autrui…

Je repense alors à tous les petits gestes de reconnaissance mutuelle si importants pour vivre en bonne entente. Par exemple, pour rester dans le contexte, tous les petits gestes que l’on se fait sur la route : le piéton qui remercie la voiture d’avoir freiné pour le laisser passer au passage clouté sans feu ; il n’est pas obligé de le faire, mais s’il le fait, il encourage l’automobiliste à recommencer. Le motard qui remercie le conducteur de voiture de s’être écarté pour le laisser passer. Etc.

Toute l’importance de cette trame légère et presque invisible de micro-gestes de reconnaissance me saute alors aux yeux. Son absence est dangereuse : elle pousse à confondre l’indifférence ou l’impolitesse avec le mépris. Et à se sentir en colère ou négligé, là où on devrait se sentir étonné ou attristé.

Et je me calme tout doucement, je conduis en écoutant tous les bruits de la route sous la pluie, je repense à mon ami, et je me dis que c’est la vie. Que ce n’est pas grave. Que j’aurais pu aller parler calmement au bonhomme, mais que c’est trop tard. Pas grave, pas grave...

Et je sais ce qu’il me reste à faire : continuer moi-même de rester attentif ce constant travail de lien, petits mercis, petits bonjours, et tout ça. À la place de tous ceux qui ne le font pas. Et peut-être qu’eux, les malpolis et les goujats (en tout cas ceux qui ressemblent à ça selon mes critères) peut-être qu’ils font par ailleurs des choses aussi importantes que je ne sais pas faire, que je ne vois même pas.

La pluie m’accompagne de ses picotements chantants. La vie est vraiment un truc très intéressant. J’espère qu’il m’en reste encore un bon bout à traverser : je me régale ici-bas.

Illustration : Concert de gargouilles désolées par quelque incivilité (photo prise par Frédéric Richet lors de la nuit des musées, aux Augustins de Toulouse).

mardi 21 mai 2013

Rugby et instant présent



Ce samedi 18 mai 2013, le club de Toulon a gagné la coupe d’Europe de rugby, en battant Clermont-Ferrand, un autre club français (nos clubs sont très forts cette année). La victoire ne s’est jouée qu’à un petit point, 16 à 15. Mais c’est la manière qui a été très intéressante.

De l’avis de la plupart des experts (et c'est aussi ce que montra tout le début du match) l’équipe de Clermont-Ferrand était supérieure à celle de Toulon en termes de qualité de jeu. Aussi, après une première mi-temps très serrée, terminée sur le score de 3 à 3, quand la seconde mi-temps commença, les clermontois se mirent à accélérer, ils passèrent 2 essais en 6 minutes, et menaient 15 points à 6 peu après le retour sur le terrain. À ce niveau de compétition, c’est en général un avantage décisif, surtout en raison de la supériorité manifeste des joueurs de Clermont jusqu'alors.

Mais c’est justement à ce moment précis qu’ils perdirent le match.

A ce moment précis, alors que les 2 essais viennent d’être encaissés par son équipe, le capitaine de Toulon, Jonathan Peter Wilkinson (alias Jonny) réunit ses joueurs sous les poteaux, et leur parle. Il leur dit des choses très simples. Tirées de son expérience énorme de joueur (il a été champion du Monde en 2003 avec l’Angleterre) et de son expérience de méditant (il pratique la pleine conscience depuis des années).

Il pratique la pleine conscience depuis justement cette année 2003, qui fut celle de sa consécration et de sa plus grande gloire : sacré meilleur joueur du monde, anobli par la reine d’Angleterre. A la suite de tous ces tourbillons, Wilkinson connut des années difficiles, blessures du corps et questionnements existentiels. C’est là qu’il eut besoin de la méditation. Il s’y mit avec la même rigueur qu’au rugby (Wilkinson est connu pour être un grand travailleur, qui arrive toujours le premier aux entraînements, et en repart toujours le dernier).

Bref, Wilkinson, à ce moment du match où son équipe vient d’encaisser 2 essais en 6 minutes, sent qu’il faut resserrer les boulons du mental. Alors il parle simplement à ses joueurs de l’instant présent : « Il faut juste se concentrer sur la prochaine action, sur le prochain boulot que chacun doit faire, minute par minute. Insistez sur les choses simples. Ne perdez pas confiance. » (entretien accordé au journal L’Équipe).

Et là, tout doucement, Toulon commence à reprendre espoir, malgré le retard. Ses joueurs sont à 100% dans le match, sur chaque placage, sur chaque passe, sur chaque action. Alors que les joueurs de Montferrand n’y sont plus tout à fait à 100% : des petits bouts de victoire commencent à leur occuper l’esprit. Ils jouent toujours aussi bien, mais ne font plus les bons choix tactiques et stratégiques. Jusqu’à commettre une série d'erreurs, à l’issue desquelles Toulon marque un essai, que Wilkinson transforme : son équipe est repassée devant, et y restera jusqu’à la fin du match, absolument concentrée, seconde après seconde.

Les joueurs de Clermont-Ferrand eux aussi se sont reconcentrés sur le match, au lieu de se voir déjà brandissant la Coupe. Mais c’est trop tard, ils ont perdu le titre. Pour un tout petit point, le point de la pleine conscience.

Méditer, ce n’est pas se couper du monde, mais intensifier sa présence au monde.

Jonny l’a compris, et l’a transmis.

Et Toulon a gagné, grâce à lui, la première Coupe d’Europe de son histoire.

Illustration : ne vous fiez pas aux apparences, c'est la photo d'un maître de pleine conscience.

PS : Toulon, qui a toute mon estime, joue vendredi prochain contre mon cher Stade Toulousain, en demi-finale du championnat de France (là, je viens de vous parler du championnat d'Europe). J'espère que Jonny et son équipe ne seront pas à 100% dans le match. Ou que Toulouse y sera à 200%...