mercredi 29 janvier 2020

Dans le secret des âmes





Nous croyons connaître nos proches, nos amis, nos voisins. Et puis un jour, sur un geste ou une phrase, nous réalisons que toute âme humaine est un mystère.

Cela se passe avec une amie : nous animons un jour une conférence sur la méditation pour des dirigeants d’entreprise. À un moment, l’un d’eux nous demande comment nous faisons pour convaincre les patients stressés et pressés de ralentir et de méditer régulièrement. J’explique alors toutes nos stratégies : exercices courts, pédagogie sur les avantages en terme de santé, etc. Mais le dirigeant insiste (il doit parler de son cas personnel) : « oui, mais si les gens continuent à ne pas vous écouter ? » Alors mon amie de répondre, avec un grand sourire : « eh bien, quand on fait n’importe quoi de sa vie, au pire, ce n’est pas grave, on meurt et puis voilà ! » Têtes médusées des auditeurs... et de votre serviteur !

Cela se passe lors d’une visite dans un monastère bouddhiste en Inde, où j’accompagne Matthieu Ricard, rendant visite à un de ses maîtres. Mon étonnement de le voir tout à coup se prosterner au sol devant le très vieux sage. Puis de le revoir faire cela à d’autres moments, et d’autres endroits, parfois devant de simples photographies de ses maîtres disposés sur un autel. Mon ami Matthieu ! Un des esprits les plus rigoureux et scientifiques que je connaisse, en train d’accomplir de mystérieuses dévotions ! Je connais bien sûr sa foi bouddhiste, mais la voir ainsi en action… Bien plus tard, un jour que je lui reparlais de cet épisode, Matthieu me dit d’un air taquin : « Mieux vaut se prosterner devant l’Éveil et la sagesse que devant ceux qui vous font dilapider votre vie en futilités ! » Pour sûr !

Cela se passe au cours de ma première lecture de l’introduction du livre de Simone Weil, « La Pesanteur et la grâce », quand je tombe sur ce passage, raconté par son ami le philosophe Gustave Thibon, qui fit connaître son œuvre : « Je la vis pour la dernière fois au début de mai 1942. Elle m’apporta à la gare une serviette bourrée de papiers en me priant de les lire et d’en prendre soin pendant son exil. En la quittant, je lui dis en plaisantant et pour masquer mon émotion : “Au-revoir, en ce monde ou dans l’autre !“ Elle devint subitement grave et me répondit : “Dans l’autre, on ne se revoit plus.“ Je la regardais s’éloigner dans la rue. Nous ne devions plus nous revoir… » Thibon voulait la faire sourire, Weil le reprend sèchement : pour elle, les mots ne sont pas faits pour faire semblant mais pour dire le vrai. Je n’arrive pas à continuer ma lecture, et je reste accroché à ces lignes, retenant mon souffle pour ne rien perdre de leur portée…

J’aime ces instants, où un autre univers se révèle à nous, surgi des tréfonds de l’âme de nos interlocuteurs, du plus vrai de leur cœur et de leur vision du monde. Ces instants où l’habituel et le prévisible de nos existences se font bousculer. Ces instants où, d’un coup, les apparences se déchirent. Comme un unique coup de griffe, venu d’on ne sait où, et qui nous marque à jamais…


Illustration : Buste d'un garçonnet, au Musée Bourdelle à Paris.

PS : ce texte a été initialement publié dans Psychologies Magazine en novembre 2019.

jeudi 23 janvier 2020

Résolutions, méditation et esprit du débutant




Les fêtes, anniversaires et autres célébrations révèlent souvent la nature de notre regard sur la vie. La vie est à la fois légère et tragique, joyeuse et douloureuse, réjouissante et agaçante. Il en est de même pour les fêtes, comme celles de Noël ou du Nouvel An : sur quoi portons-nous notre attention lorsqu’elles surviennent ? 

Sur leurs dérives commerciales, leurs aspects obligatoires et superficiels ? Ou sur leurs bons côtés malgré tout, sur le fait qu’elles permettent de retrouver des proches, de célébrer ensemble le passage du temps, de faire des bilans, des résolutions ? 

Année après année, les fêtes sont aussi le révélateur de notre façon de vieillir : en se durcissant ou en s’attendrissant, en devenant de plus en plus blasés ou de plus en plus émerveillés. Elles sont un moyen d’observer de quelle manière nous avons évolué face à elles, depuis notre enfance jusqu’à aujourd’hui. Comme un révélateur annuel de notre intelligence de vie…

Prenons l’exemple des résolutions, que l’on prend souvent en cette période. On se moque volontiers des bonnes résolutions. Mais est-ce mieux de ne pas en prendre ? Et de laisser persister dans nos vies des habitudes indésirables, que nous continuerons de subir, par passivité et inertie. Plutôt qu’une marque de naïveté, ne sont-elles pas l’expression d’une quête de fidélité, à soi-même et à ses idéaux ? 

Une résolution, ce n’est pas seulement une vague intention. C’est un engagement pris envers soi-même pour atteindre un objectif, en ayant bien conscience des difficultés qui nous attendent, pour initier ou maintenir le changement désiré. C’est un questionnement auquel on se soumet, pour évaluer ce qui compte pour nous et nos proches : résolutions de faire plus d’exercice ou plus de compliments, d’être plus à l’écoute ou plus généreux… 

Certes, intentions et bonnes résolutions ne suffisent pas. De nombreux dictons nous rappellent que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Et parmi les critiques, figure souvent celle de leur inefficacité : les bonnes résolutions seraient faites pour ne pas être tenues. C'est une erreur : ça marche ! 

Les études à ce propos montrent qu’environ 40% des résolutions continuent d’être tenues après 6 mois ; et 20% le sont encore après 2 ans. D’accord, ce n’est pas du 100%, mais c’est bien mieux que  ce que donne l’absence totale de résolutions. Prendre de bonnes résolutions, c’est accepter un face-à-face avec soi-même. Cela nécessite un temps d’arrêt et de réflexion sur la conduite de sa vie ; c’est l’occasion d’établir avec soi non un procès mais un dialogue amical. Et surtout, c’est faire preuve de fraîcheur et d’enthousiasme : quel qu’ait pu être le passé, et les erreurs commises, tout reste possible si j’en prends la décision !

La nouvelle année est aussi l’occasion de prendre soin de nos capacités à l’enthousiasme, cette disposition d’esprit associant curiosité  et confiance envers l’avenir, élan joyeux vers l’action, comme ça, pour voir, sans réclamer ces certitudes (est-ce qu’au moins ça va marcher ?) qu’attendent les anxieux et les grincheux pour agir. 

Personnellement, j’ai longtemps eu du mal avec l’enthousiasme, spontané ou volontairement activé. Au mieux, je me sentais apaisé, heureux, confiant, serein, mais rarement enthousiaste, rarement dans cette excitation joyeuse - face à la vie, à chaque nouvelle journée, à chaque nouvelle année qui s’annonce - et que l’on retrouve souvent chez les enfants. Pire, je m’en suis longtemps méfié : il me semblait que l’enthousiasme était preuve de naïveté et source d’aveuglement et de déception. 

Aujourd’hui, je comprends que ce désir inquiet de ne me réjouir que face à des certitudes n’était pas si raisonnable. Et qu’il est précieux d’apprendre à cultiver l’enthousiasme. D’apprendre aussi à l’admirer chez les autres, au lieu de n’en voir que les limites : certes, l’enthousiasme n’est pas toujours raisonnable, mais qu’est-ce qui est toujours raisonnable ? Sûrement pas les contraires de l’enthousiasme, le négativisme et l’immobilisme.

Enfin, la nouvelle année est une occasion d’interroger son rapport à la fraîcheur du regard et l’ouverture de l’esprit. La tradition Zen y porte une attention toute particulière, et elle nomme cette attitude Shoshin : l’esprit du débutant. 

C’est une des bases de son enseignement : régulièrement vider notre esprit des certitudes et des habitudes, aborder chaque activité et  chaque instant comme si c’était la première fois. Ceci à la fois pour nous éloigner de la lassitude (« c’est toujours la même chose, toujours pareil ») comme de la présomption (« je sais d’avance ce que cela signifie et ce qui va se passer »), ces deux poisons de l’âme. 

Dans la pratique de la méditation, cet esprit du débutant est également précieux : à chaque séance, ne rien se dire, ne rien prévoir, ne rien attendre, mais juste s’ouvrir à ce qui est là, dans une présence réceptive, curieuse et confiante. Toutes les occasions sont bonnes pour faire vivre et revivre en nous l’esprit du débutant : chaque matinée, chaque commencement d’activité, chaque début d’année. L’esprit du débutant est précieux face à tout ce qui se répète, à tout ce qui revient. Car il est le rappel en nous de ce regard très enfantin et très sage : la vie n’est pas une tâche répétitive ! 

Les fêtes ne le sont pas davantage ! En portant sur elles un regard blasé et désabusé, nous insultons la vie même, et nous oublions l’essentiel : la chance d’être arrivés jusque là, la chance de pouvoir vivre ces moments, quelles que soient leurs imperfections.

Alors, de notre mieux, cultivons tout cela, grâce au passage de l’année nouvelle : n’ayons pas peur de nous engager pour de nouvelles résolutions, soyons enthousiastes pour l’année qui vient et tous les projets qui vont l’habiter, et faisons vivre en nous l’esprit du débutant, comme celui qui habite les enfants.


Illustration : l'esprit du débutant, c'est par exemple ne jamais manquer une occasion de regarder autour de soi avec curiosité, et d'y découvrir des drôles de choses, et d'associations !

PS : cet article a été publié dans la revue (disparue, hélas) Sens & Santé, en janvier 2018.




mardi 21 janvier 2020

Sous le pont Mirabeau






Juste avant Noël, j’ai ressenti une petite bouffée de colère. 

Un ami m’avait envoyé un mail où était écrit ceci : « Salut camarade, j’ai lu ce passage dans un bouquin de X et j’ai pensé que ça pouvait t’intéresser : "Règnent aujourd'hui sur le marché du livre ce qu'on appelle les "feel-good books", main dans la main avec leurs jumeaux maléfiques, les livres de développement personnel. Ces ouvrages agissent sur nous comme le fait un shot de sucre, activant puissamment le circuit neuronal de la récompense - sans prémunir pour autant de la chute, une fois l'éblouissement du confort passé."

Ça m’a bien agacé, ce discours, et j’ai donc répondu à mon ami : « Merci camarade. Je ne connais pas cette dame, ni son bouquin, mais ce passage me semble – en toute subjectivité – cuistre, con et gratuit. Quels sont ses arguments ? A-t-elle lu toutes les études montrant l’intérêt et les bénéfices de ces livres qu’elle critique ? Peut-elle imaginer un instant, du haut de sa prétention, qu’ils sont sans doute plus bienfaisants que les siens ? Certes il y a de la daube parmi les livres de psychologie et de développement personnel, mais autant que parmi les romans ou les essais en tout genre : faut-il pour autant jeter l’ensemble à la poubelle ? Amitiés et à bientôt. »

Je sais, c’est con et excessif, les propos tenus sous l’emprise de la colère, mais ça m’a fait du bien de me lâcher un peu. Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses ! 

Les livres d’aide, ça marche. Si l’on ne s’en tient qu’aux ouvrages de psychologie et de développement personnel, les études sur ce qu’on appelle la « bibliothérapie » (la thérapie par les livres) montrent que leur lecture apporte un soutien et un soulagement réel, significatif et mesurable, dans de nombreuses souffrances, comme les états dépressifs ou anxieux, les troubles du sommeil, la timidité, etc. 

Rien de miraculeux, juste une aide parmi d’autres ; mais peu coûteuse, toujours disponible ; et qui sera encore plus nette chez les personnes suivies par ailleurs en psychothérapie.

D’ailleurs, d’autres recherches montrent aussi les bénéfices de la lecture en général, les romans par exemple, qui aident à cultiver son empathie et sa curiosité, qui permettent de voir le monde avec les yeux d’autrui. La poésie n’est pas en reste, qui nous aide, à sa manière indirecte, intime et fraternelle, à réfléchir sur ce qu’est une vie humaine, avec ses joies et ses peines...

Quand Apollinaire, dans Le Pont Mirabeau, nous parle de la joie et de la peine, qui s’entremêlent à chaque instant de notre vie, il ne nous donne pas de conseils, mais nous permet d’éprouver des sentiments de proximité, de fraternité, d’humanité commune et partagée. Du réconfort face à nos souffrances. C’est l’orientation de la psychologie positive contemporaine, qui n’en est plus au stade de la méthode Coué : nous avons besoin du bonheur non pas pour nous masquer le malheur, mais pour nous donner la force de l’affronter, de le traverser, de nous en remettre...

C’est pour cela qu’un livre ne nous fait pas du bien seulement parce qu’il nous réconforte, nous conseille ou nous encourage. Des auteurs sombres peuvent aussi nous éclairer ! 

Comme Cioran, dont les titres des ouvrages en disent long sur sa vision du monde : De l’inconvénient d’être néSyllogismes de l’amertume, et autres Pensées étranglées. Ses livres nous aident, pourtant, parce qu’ils montrent jusqu’à quelle forme de pire peut nous conduire le nihilisme et le goût du désespoir. Parce qu’ils nous débarrassent de nos illusions et de nos fausses espérances. Parce qu’ils nous ramènent au monde tel que nous devons l’habiter : à la fois imparfait et merveilleux, dur et tendre, etc. 

Les écrits de Cioran, et des autres auteurs mélanographes, comme Houellebecq, n’annulent pas la nécessité et la possibilité du bonheur, ils rappellent simplement que le seul bonheur qui vaille est celui qui admet l’existence et la possibilité du malheur, du tragique.

Et nous avons sans doute besoin de ces deux familles de livres, ceux qui nous désolent et ceux qui nous consolent, pour construire une vision personnelle et réaliste de l’existence et des efforts à y conduire.

Mais pour ma part, je me sens plus à l’aise du côté de ceux qui encouragent l’espoir, comme le poète Christian Bobin, qui écrit dans La Lumière du monde « J’ai toujours considéré qu’un écrivain avait plutôt des devoirs que des droits, et un de ces devoirs est d’aider à vivre. Si j’ai mis de la lumière dans mes livres, c’est aussi pour ne pas assombrir l’autre, par courtoisie envers celui qui me lit. Il m’a toujours semblé qu’il existait assez d’écrivains qui se font une spécialité d’assombrir et de dénigrer la vie. »

Et vous, quel est le dernier livre qui a changé quelque chose en vous, et vous a fait grandir ?


Illustration : Le Pont Mirabeau, à Paris, tel que pouvait le voir Guillaume Apollinaire.

PS : ce texte reprend ma chronique du mardi 7 janvier 2020 sur France Inter, dans l'émission d'Ali Rebeihi, Grand Bien Vous Fasse.




mercredi 8 janvier 2020

Voeux 2020



















Je vous souhaite une belle année 2020, pleine de joies et de bonheurs partagés, pleine d'énergie pour faire avancer tranquillement les projets qui vous tiennent à coeur, pleine de confiance, pleine d'échanges.

Merci pour tous les actes généreux et bienveillants que vous avez accomplis en 2019 et que vous accomplirez en 2020 pour que les choses se passent un peu mieux ici-bas pour nous toutes et nous tous.

Et merci aussi pour votre fidélité à ces pages.

Prenez soin de vous et de celles et ceux que vous aimez. Et des autres, aussi, chaque fois que possible  !


Illustration : un sapin de Noël, tout nu sur la plage de Saint-Jean-de-Luz (par Frédéric Richet).