vendredi 28 avril 2017

Rémanence



J’attends un copain pour un déjeuner. Je suis en avance, et lui en retard. Il fait beau et je ne veux pas rentrer m’enfermer tout seul dans le restaurant ; je préfère m’asseoir sur un banc et regarder la vie de la rue. J’ai l’impression que plus grand monde ne fait ça, à part les personnes âgées ; les autres plongent directement le nez dans leur smartphone.

Moi, ça m’agace la dépendance à ces engins, je trouve que la vraie vie est plus intéressante : on s’y frotte à un réel qui nous stimule et nous gratte, au lieu d’évoluer dans un virtuel qui nous convient et nous flatte. Ou alors c’est que je suis désormais une personne âgée, qui aime s’asseoir et regarder…

Tiens, par exemple, je vois de l’autre côté de la rue une dame et un monsieur qui discutent poliment mais joyeusement. En observant la manière dont ils se parlent, à quelle distance ils se tiennent l’une de l’autre, j’en déduis qu’ils se connaissent déjà un peu, mais qu’ils ne sont pas intimes.

Ça n’empêche pas la conversation d’être animée : ils rient, sourient, Puis, ils se saluent et se séparent. Le monsieur s’éloigne sur le trottoir d’en face. La dame s’apprête à traverser vers moi. Je peux voir son visage : elle a un grand sourire aux lèvres, le même que celui qu’elle avait en discutant. Elle est seule mais elle sourit encore.

Elle sourit d’un sourire habité, pas un sourire automatique. Un sourire qui n’est destiné à personne, qui vient de l’intérieur, et qui est lié, j’en jurerais, au bref échange qu’elle vient d’avoir. Ça lui a fait du bien de parler, même de petites choses de rien du tout, comme celles dont on parle quand on croise dans la rue quelqu’un qu’on connait.

Les études montrent que sourire sincèrement élève nos émotions positives, nous donne une petite bouffée de bien-être. J’ai l’impression que c’est ce qui est arrivé à la dame : la conversation lui a fait plaisir. Mais elle a eu aussi sur elle un effet retard, pendant au moins quelques minutes, puisqu’elle a continué de sourire toute seule.

C’est ce qu’on appelle la rémanence, cette persistance d'un phénomène après la disparition de sa cause. Rémanence du sourire, et du plaisir lié à l’échange qui l’a provoqué.

Mais il n’y a pas que la rémanence qui caractérise les sourires sincères, il y a aussi la contagion : voilà que ça me fait sourire de la voir sourire, moi qui n’ait pas participé à la conversation ! Ou bien est-ce le beau ciel bleu qui me met en joie ? Ou le fait de me sentir en vie, là, sur ce banc, réchauffé par un soleil d’hiver faible mais délicieux ?

Je renonce à chercher : j’espère juste que mon sourire et le plaisir d’avoir assisté à cette petite scène, vont eux aussi être rémanents. Et je me dis que j’aimerai que ma vie s’écoule ainsi : d’expérience de sourire en rémanence de sourire, jusqu’au sourire suivant…


Illustration : On en voit des choses intéressantes dans la rue, quand on regarde vraiment (David Plowden, 1964)

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en février 2017.

jeudi 20 avril 2017

Publicités pour infidélités



Cette semaine, alors que je roulais en scooter sur le triple P, le Périphérique Parisien Pollué, un grand panneau publicitaire a attiré mon attention : il m’encourageait à tester un site proposant d’avoir des relations extra-conjugales en toute discrétion. Ça fait plusieurs années qu’on voit ça, dans le métro ou ailleurs. Bon, les temps changent, comme on dit, et je me suis efforcé de ne pas juger.

De tout temps, l’infidélité a existé, bien sûr, mais elle n’était pas encouragée, facilitée, par des marchands, le temps où les personnes infidèles se sentaient plus coupables que libérées, comme dans la chanson de Georges Brassens, Auprès de mon arbre, hymne discret à la fidélité.

Aujourd'hui, quand je regarde autour de moi, que je découvre la multiplication des sites et des applications de rencontres sentimentales ou sexuelles rapides, je comprends que l’époque est en train de changer. Peut-être après tout, comme le soutiennent certaines personnes, que le modèle du couple stable n’est pas forcément un besoin psychologique si profond, si naturel et si éternel qu’on ne l’a cru, et peut-être qu’il pourrait évoluer vers des liens plus labiles. Peut-être.

Mais tout de même, ça ne m’inspire pas une confiance illimitée, cette histoire : que cet éventuel mouvement évolutif se trouve entre les mains de firmes commerciales, de leurs actionnaires invisibles, et de leurs laquais du marketing et de la pub, tous avides de retour sur investissement, ça c’est un gros souci !

À partir du moment où notre intimité devient un enjeu publicitaire, à partir du moment où le sexe devient un objet de consommation et peut permettre à certains de gagner plein d’argent, ça veut dire que nos désirs et nos idéaux vont être régulièrement manipulés et influencés par des stratégies commerciales très intelligentes, mais totalement indifférentes, comme d’habitude, aux éventuels ravages provoqués sur les écosystèmes relationnels humains, conjugaux et familiaux.

Peut-être que nos vies sont en train d’évoluer vers des modèles de couple jetables, renouvelables, ou durables mais infidèles. C’est possible. Mais il vaudrait mieux que ce ne soit pas dans ces mains-là ! Vivement le retour de la rencontre bio et des circuits courts en amour…

Et vous, vous en pensez quoi de ces pubs qui incitent à l’infidélité sans danger ?


Illustration : Le roi Georges en majesté.

PS : ce texte reprend ma chronique du 28 février 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

vendredi 14 avril 2017

Fourberie



C’est un vieux souvenir d’enfance, qui doit remonter à mes 5 ou 6 ans. C’était un dimanche, chez des cousins de mon père, sans doute en Bretagne. Nous y étions allés avec la vieille 4CV Renault qu’il venait d’acheter, et dont il était très fier. Une fois le long déjeuner achevé, les adultes étaient restés prendre le café et bavarder, et le fils de la maison et moi étions sortis. Ce devait être un très lointain cousin, mais je ne l’avais jamais vu.

Alors que nous étions en train de tourner dans le jardin et qu’il me faisait visiter son territoire, il eut tout à coup une idée de belle bêtise à faire : monter sur le toit de la voiture de mon père. J’hésitais un peu, mais comme il insistait et que ça m’amusait moi aussi, en 5 mn nous étions debout, en train d’imaginer que la voiture était un tank que nous pilotions dans la guerre, ou un gros éléphant, qui avançait sous nos ordres, et des histoires de ce genre, des histoires de petits garçons.

Tout à coup, Benoît – je me souviens encore de son nom – eut une autre idée de jeu : « Ne bouge pas », me dit-il, « je vais chercher des drapeaux, on va faire comme un défilé du 14 juillet ». Il refusa que je l’accompagne, prétextant qu’il fallait s’occuper de l’éléphant, sinon il s’échapperait. Bien qu’un peu inquiet à l’idée de rester tout seul sur le toit, je lui fis confiance

Mais au bout d’un moment, tout de même, je commençais à douter : cette histoire de drapeaux me semblait bizarre. Et pourquoi ne revenait-il pas plus vite ? Après tout, nous étions quand même en train de faire quelque chose d’interdit, et dans ces cas-là, il était préférable de ne pas trop traîner sur les lieux du délit. Et puis je commençais à me sentir mal à l’aise, tout seul sur le toit de la voiture. Je me dépêchais donc de descendre. Juste à temps !

Benoît revenait, sans les drapeaux, mais avec mon père : ce fourbe m’avait piégé puis était allé me dénoncer. Le paternel n’avait pas l’air content du tout à l’idée que je fasse le guignol sur le toit de sa nouvelle voiture, mais comme j’étais redescendu, j’arrivais à nier plus facilement que si j’avais été pris en flagrant délit. Je m’en tirai avec une bonne remontée de bretelles, un moindre mal.

Bizarrement je ne me souviens plus du tout de la suite : si je suis allé faire des reproches à Benoît le traître, si mes parents sont revenus ensuite sur l’incident. Aucun souvenir. Sinon le sentiment d’avoir reçu une vaccination précoce et précieuse : c’était la première fois que j’étais victime d’un acte de fourberie délibérée et totalement gratuite. Je savais désormais que ça existait, des humains apparemment gentils mais qui pouvaient prendre un plaisir étrange à faire du mal aux autres.

Bizarrement, ça ne m’a pas rendu méfiant envers le genre humain : depuis toujours, je fais volontiers confiance aux gens, même quand je ne les connais pas. C’est tellement mieux !

Par contre, depuis cette époque, mon petit radar à détecter les fourbes et les tordus est correctement réglé. Et je les détecte assez tôt, même s’ils avancent cachés derrière le masque de l’amitié, l’autorité ou de la fragilité…

Et vous, ça vous est arrivé d’avoir eu affaire à des fourbes, des traîtres ou des manipulateurs quand vous étiez petit ?


Illustration : Aie confiansssssssse...

PS : ce texte reprend ma chronique du 7 mars 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

lundi 10 avril 2017

Verdure, rugby et nature



J'ai fait récemment une petite une expérience de psychologie : en observant ce que faisait mon cerveau lorsque je l’exposais au mot vert, j’ai vu qu’il produisait des souvenirs liés au rugby. Par le biais, sans doute, d’une synesthésie…

Oui, comme toutes les couleurs, le vert parle à chacun de nous, et dans mon cas, il est fortement associé à une odeur, celle de la pelouse fraîchement tondue d’un terrain de rugby, au printemps.

C’est peut-être une synesthésie, du grec syn (ensemble) et esthesis (sensation), ce phénomène par lequel vous voyez des formes en écoutant de la musique, ou vous percevez des couleurs en observant des lettres, comme dans le célèbre poème d’Arthur Rimbaud, Voyelles : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… »

En tout cas, prononcez le mot vert en ma présence et instantanément une horde de souvenirs multisensoriels déboule dans mon cerveau, du côté de mon hippocampe : je me souviens de l’odeur très forte et enivrante de l’herbe coupée le matin même, du ciel de printemps très bleu, de la petite fraîcheur encore perceptible lorsqu’on passe à l’ombre des tribunes avant de retrouver le soleil du terrain, du bruit des crampons sur le sol en ciment des vestiaires, des émotions mêlées d’excitation et d’appréhension face au combat physique avec un vainqueur et un vaincu que représente un match de rugby. Tout ça déclenché par le simple mot « vert » prononcé devant un ancien gamin de la campagne toulousaine…

Bon, je vous ai parlé de synesthésie tout à l’heure, c’est peut-être simplement un simple conditionnement pavlovien, qui associe dans mon esprit la couleur verte et le rugby. Mais tout de même, c’est fort dans notre cerveau ces histoires de verdure et de nature !

Vous savez qu’on peut en observer les traces cérébrales en laboratoire : regarder des images de nature entraîne une activité accrue dans le cortex cingulaire antérieur et l’insula (les zones de notre cerveau associées à la stabilité émotionnelle, l’altruisme, l’empathie) tandis que la contemplation de lieux urbains augmente plutôt l’activité de l’amygdale cérébrale (la zone de réponse aux situations émotionnellement pénibles).

Différents travaux montrent enfin que le contact avec la nature facilite la récupération mentale après des tâches complexes et améliore la vigilance, l’attention, la mémoire, etc. Bref, le « sequi naturam » (suis la nature) d’Aristote représente une véritable cure de bien-être ! D’où l’appellation utilisée par certains chercheurs de « vitamine V » (V pour vert ; les anglo saxons parlent eux de « vitamin G », G pour green).

Mais ce constat scientifique ne va pas sans poser quelques soucis ! Car la diminution du lien à la nature est le destin de la plupart des habitants de la planète. Aujourd’hui, plus d’un humain sur 2 est un citadin, et ce chiffre va croissant : il est déjà de 80% chez les occidentaux, qui passent aujourd’hui plus de temps devant les écrans que dans la nature (screen time contre green time).

Il est donc urgent pour les humains de relire le philosophe américain Thoreau, et son Journal dans lequel il notait : « Aucun homme n’a jamais imaginé à quel point le dialogue avec la nature environnante affectait sa santé ou ses maux. »

Et vous, c’était quand votre dernière balade dans la nature, à savourer la couleur verte ?


Illustration : Vous sentez cette bonne odeur d'herbe fraîche ?

PS : ce texte reprend ma chronique du 28 février 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.