mercredi 31 mai 2017

Mansuétude et familles nombreuses



Les familles nombreuses, lorsqu’on en fait partie, nous apprennent une vertu fondamentale pour la vie en société : la mansuétude. Ou l’indulgence, comme on veut. L’indulgence, c’est la bienveillance devant les erreurs et les fautes d’autrui, et la tendance à leur pardonner. La mansuétude, c’est la même chose, mais appliquée aux personnes puissantes, c’est l’indulgence des forts, qui pourraient punir mais ne le font pas. Par rapport à notre sujet, la mansuétude c’est pour les aînés, l’indulgence pour les cadets.

Vivre en famille nombreuse, c’est en effet se trouver exposé très tôt, et pour longtemps, à de grandes joies (dans les moments où on s’entend bien avec ses frères et sœurs) et à de grands énervements (quand ils se mettent à nous agacer exprès). Et comme on ne peut pas y échapper, comme on ne peut pas quitter sa famille, du moins avant un certain âge, eh bien ces énervements vont soit nous rendre fous, soit nous apprendre, entre autres, la mansuétude.

Je me souviens d’avoir lu un jour une petite bande dessinée du célèbre Charlie Brown, dans lequel une grande sœur (Lucy, pleine de confiance en elle) apostrophait ainsi son petit frère (Linus, l’inhibé suçant son pouce et traînant partout avec lui une vieille couverture) : « Mon vieux, n’oublie jamais ça : je suis ta sœur aînée ; et c’est pour toute ta vie ! » La tête de son frère, réalisant soudain le problème, en disait long sur la joie que cette perspective lui procurait. À cet instant, il aurait sans doute rêvé être enfant unique. Mais la vie est mal faite, car pendant ce temps-là, ceux qui n’ont pas de sœurs ni de frères rêvent d’en avoir

Bon, pour en revenir aux familles nombreuses, une de leurs grandes vertus est donc d’apprendre à leurs membres tout un tas de compétences qui leur seront très utiles ensuite : l’affirmation de soi, la gestion des conflits, le pardon, la réconciliation… Les grandes fratries sont donc un véritable champ d’entraînement pour la vie sociale future.

Et de toutes ces compétences sociales apprises par les familles nombreuses, vous l’avez compris, c’est l’indulgence et la mansuétude qui me semblent les plus importantes : continuer d’aimer quelqu’un qui nous a souvent agacé (et qui continuera sans doute de le faire de temps en temps) ; être capable de voir les bons côtés d’un humain, malgré tous ses défauts, que l’on connaît par cœur ; ne pas rejeter, mais savoir recadrer …

Ce n’est pas si facile. C’est Rivarol qui disait : « En général l'indulgence pour ceux qu'on connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux qu'on ne connaît pas. » C’est effectivement plus difficile d’être indulgent avec des proches – frères, sœurs, puis conjoints, copains collègues de travail - dont on sait que nous allons les côtoyer toute notre vie. Mais pourtant, quel gâchis si nous ne le sommes pas…

Et vous, êtes-vous suffisamment mansuétudineux envers vos frères et soeurs ? Et envers le genre humain ?


Illustration : un des bons côtés, aussi, des familles nombreuses, ce sont les réductions pour prendre le train ou aller au musée...

PS : ce texte reprend ma chronique du 9 mai 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. 


mercredi 17 mai 2017

Notre corps ment moins bien que nous…



Ces derniers temps, nous avons vu beaucoup de personnages politiques pris en flagrant délit de mensonge… Je sais, il n’y a pas qu’eux qui mentent, mais l’argument « il n’y a pas que moi, les autres aussi » est encore moins une excuse lorsqu'on est un(e) élu(e) de la République.

C’est compliqué de savoir si quelqu’un nous ment. Les chercheurs disent qu’on peut voir ça par exemple au trop grand nombre de détails : quand quelqu’un nous bobarde, il a souvent tendance à trop en faire, à nous noyer sous les précisions pour mieux nous convaincre. Mais ces mêmes chercheurs disent que souvent, c’est notre corps qui peut le mieux indiquer le mensonge éventuel.

Je me souviens qu’à un moment, les services de police et de renseignements cherchaient à mettre au point des «détecteurs de mensonge », basés sur les modifications de notre rythme cardiaque ou de notre conductance cutanée (le fait que notre peau conduise plus ou moins bien l’électricité, parce que le stress du mensonge nous fait transpirer).

En fait, c’était surtout des détecteurs d’émotivité : les gens timides faisaient biper la machine même quand ils ne mentaient pas, parce que ça les inquiétait de pouvoir être pris pour des menteurs. Et les vrais psychopathes et menteurs professionnels gardaient, eux, un calme olympien.

En plus, un détecteur de mensonge, ça nous aurait privé de quelques grands chefs d’œuvre de la littérature et de la chanson

Bon, oublions les détecteurs de mensonge et revenons vers un appareil bien plus perfectionné : notre cerveau ! En fait, les chercheurs en mensonge nous disent qu’en regardant bien notre interlocuteur, avec un peu d’attention et d’habitude, on peut voir beaucoup de choses. Lorsque quelqu’un nous ment, son langage corporel se modifie souvent : il contrôle davantage ses gestes et parle moins avec ses mains, il a aussi des micro-mimiques du visage très brèves, qui laissent filtrer les émotions indésirables, etc.

Mais tout ça va très vite, et souvent, nous ne percevons pas consciemment ces petits détails : on ne les découvre qu’en repassant les films au ralenti, lorsque les scènes de mensonge ont été filmées. Mais notre cerveau, lui, les perçoit de manière subconsciente, et nous envoie des petits ressentis de malaise ou d’inconfort. On « sent » alors que la personne n’est pas nette, mais on ne sait pas trop que faire de cette intuition. Or notre corps est notre ami, il nous envoie généreusement des signaux d’alerte. Ecoutons-les plus souvent !

Au fait, et vous, vous sentez facilement que l'on vous ment ?


Illustration : Une petite fleur de Sabine Timm. Merci Carlotta !

PS : ce texte reprend ma chronique du 28 mars 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


jeudi 11 mai 2017

Protéger notre cerveau des pollutions psychiques



Depuis quelques années, ce que l’on nomme « médecine environnementale » prend de l’importance dans nos pratiques de soignants : elle consiste tout simplement à tenir compte de l’influence de l’environnement sur notre santé ou nos maladies.

Cette démarche est désormais bien entrée dans les esprits en ce qui concerne l’environnement physique : nous savons que la pollution de l’eau, de l’air, des aliments que nous ingérons joue un rôle considérable dans l’apparition ou l’aggravation de certaines maladies. Nous savons aussi à l’inverse que respirer de l’air pur, être en contact avec la nature, manger des aliments bio et de saison, influence favorablement la santé de notre corps.

Mais ce que nous savons moins, c’est que le même phénomène d’influences environnementales, toxiques ou favorables, existe aussi au niveau psychique. Des pollutions mentales et sociales agressent régulièrement notre esprit : ainsi, de nombreux travaux montrent que les sociétés dites matérialistes, encourageant et incitant à l’achat et à la consommation, rendent les individus moins heureux, car toujours frustrés et insatisfaits, détournés de sources plus robustes de bonheur (savourer et partager, plutôt que consommer et thésauriser). De même, les sociétés qui valorisent la compétition sociale effrénée (hypocritement désignée par le terme « recherche d’excellence ») provoquent de nombreux dégâts psychologiques : stress et égoïsme chez les « gagnants », dévalorisation et dépression chez les « perdants ».

Comme les pollutions chimiques, ces pollutions mentales agissent insidieusement : lorsque l’air est pollué, lorsque nous avalons des aliments souillés par des pesticides, hormones et autres antibiotiques, nous ne nous sentons pas mal sur le champ. Mais en se répétant, en s’accumulant, ces pollutions affectent, jour après jour, en profondeur, notre santé, jusqu’à la maladie.

De même, les pollutions mentales et sociales ne nous rendent pas fous ou malheureux du jour au lendemain : évoluer dans une société qui nous pousse à acheter de nouveaux vêtements parce que la mode a changé, à acquérir un nouveau smartphone parce que le nouveau modèle a « plus de fonctionnalités », à essayer de mettre nos enfants dans les meilleures écoles « pour assurer leur avenir », à prendre un soin excessif de son apparence physique parce qu’au travail « il ne faut pas avoir l’air trop vieux », etc., tout cela va agir sur nous de manière insidieuse, et nous transformer peu à peu dans un mauvais sens.

Comment lutter contre ces pollutions qui affectent notre esprit, et nos valeurs mêmes ? Un peu en conduisant la même démarche que pour les pollutions physiques : limiter l’exposition aux polluants, et s’exposer au contraire aux « détoxifiants »…

D’abord, donc, limiter l’exposition aux polluants : ne pas se rendre inutilement ou trop souvent dans les magasins, réels ou virtuels, si on n’a besoin de rien (même sous prétextes de soldes ou de promotions) ; lorsqu’on est surexposé aux publicités (affichage, télévision, magazines, internet) régulièrement se rappeler que leur but n’est pas de nous informer ou de satisfaire nos besoins authentiques, mais de nous influencer et de créer, souvent, de faux besoins, que nous ne ressentions pas à la seconde précédente ; concernant son apparence physique, accomplir les efforts minimums requis (ne pas embarrasser les autres en se négligeant) mais se rappeler que l’essentiel n’est pas dans le look mais dans le lien (le véritable effort est d’aller vers autrui, non d’être admiré par lui) ; surprendre son esprit à chaque fois qu’il est en train de nous embarquer dans toute forme de comparaison ou de compétition (jusqu’où est-ce légitime, et comment interrompre le processus le plus tôt possible ?).

Ensuite, s’exposer au contraire aux « détoxifiants » : passer le plus de temps possible dans des environnements où rien ne nous incite à consommer (dans la nature, avec des amis), fréquenter des personnes dont les modes de vie sont des modèles de dépouillement heureux et épanoui (religieux et sages), adopter des loisirs gratuits et sains pour l’écologie de notre esprit (peindre, jouer de la musique, bricoler, jardiner), s’engager dans des activités de bénévolat (qui révèlent l’inanité et la violence des valeurs matérialistes), etc.

Il ne s’agit pas de se couper du monde et de vivre en ascète au prétexte que les influences sociales sont diaboliques et ne nous apporteraient que mal. Il y a des intégristes de la pureté de l’air, de l’eau et des aliments qui transforment leur vie en une suite de contraintes et d’astreintes qui les isolent de tout proche ne partageant pas leur vision. Nous n’avons pas (sauf si nous le souhaitons sincèrement) à devenir des radicaux de l’anticonsommation ou de l’anticompétition : achetons, mais après réflexion, après nous être demandés « est-ce que j’en ai vraiment besoin ? est-ce que cela va augmenter durablement mon bonheur ou celui de mes proches ? », après avoir attendu quelque temps afin de voir si le désir de posséder cet objet ne se dissout pas tout seul. Acceptons de nous engager parfois dans des systèmes de compétition ou d’excellence, mais très vite, demandons-nous quelle en est la finalité, et comment s’en dégager ensuite.

Et puis surtout rappelons-nous ceci : la solution à beaucoup de nos maux et de nos détresses, dans la société de consommation et de pléthore qui est la nôtre, n’est pas d’aller vers le plus (plus d’activités, de possessions, de relations, d’occupations), mais vers le moins, qui nous conduira naturellement vers le mieux, le plus savoureux, le plus heureux, le plus généreux…


Illustration : un casque anti-pollutions psychiques, par Saul Steinberg.

PS : cet article est paru dans la revue Sens & Santé en mars 2017.

vendredi 5 mai 2017

Ma jeunesse fout l'camp



À partir de quel âge commence-t-on à ne plus vouloir grandir ?

Quand on est petit, on a vraiment envie de grandir. Petites filles et petits garçons rêvent de pouvoir faire comme les grands : se coucher quand ils le veulent, faire du vélo sans petites roulettes ou conduire la voiture comme maman et papa, n’avoir personne qui vous dise de manger ses épinards ou d’aller se brosser les dents, et tout ça.

Et puis un jour, ça arrive : on est adulte, majeur, et on peut faire plein de choses sans demander l’autorisation. Mais avec la liberté arrive aussi le loyer de la liberté : les responsabilités, les soucis, les contraintes, les obligations…

La légèreté de l’enfance nous est confisquée par la vie d’adulte. On passe de l’insouciance à la souciance. Est-ce que c’est vraiment si bien que ça, d’être un grand ? Pour beaucoup d’entre nous, c’est alors un passage obligé par la nostalgie et la mélancolie d’une jeunesse que l’on voit foutre le camp, comme dans la chanson de Françoise Hardy : Ma jeunesse fout l’camp...

Ouille ! Voilà qui ne donne pas envie de grandir… Alors on fait quoi ? Eh bien, ce qui est merveilleux avec la vie humaine, c’est que nous avons alors plein d’options existentielles.

La plupart d’entre nous acceptons de grandir : d’abord parce que nous n’avons guère le choix, ensuite parce que le fait de grandir est la seule réponse possible au fait de vieillir. Grandir, quand on est adulte, ça ne se passe plus dans le corps, mais dans la tête : on grandit en intelligence de la vie, c’est-à-dire qu’on s’efforce d’aller vers plus de sagesse, plus de bonheur et de générosité.

C’est ce que disait très bien le philosophe Gustave Thibon : « Aujourd’hui, ton corps est plus vrai que ton âme ; demain, ton âme sera plus vraie que ton corps ». C’est ça devenir adulte : notre corps décline et notre âme grandit…

Mais certaines personnes n’ont pas du tout envie de voir décliner et vieillir leur corps, et il leur semble qu’en refusant de grandir, en s’occupant de toutes leurs forces de « rester jeunes » elles vont freiner le passage du temps. Elles continuent de s’habiller, de parler, de se comporter comme des jeunes, elles continuent d’essayer de penser comme des jeunes. Elles sont à la fois ridicules et émouvantes, à la fois peureuses et courageuses.

Courageuses, oui, parce qu’en voulant à tout prix faire jeunes, elles apparaissent ainsi deux fois plus vieilles, et qu’elles le sentent. Mais émouvantes, parce que finalement leurs inquiétudes face au passage du temps sont les nôtres.

Et vous, vous vous souvenez du moment où vous avez compris que votre jeunesse foutait le camp ?


Illustration : Du temps de ma jeunesse, il y avait des 45 tours...

PS : ce texte reprend ma chronique du 25 avril 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.