lundi 24 septembre 2018

Compassion dans le wagon


Ça se passe dans le TGV, un jour gris de décembre, où tout est noyé dans le brouillard. Paysages incertains, magnifiques et mélancoliques. Nous sommes presque arrivés ; déjà, les plus pressés des voyageurs commencent à ranger leurs affaires, certains se lèvent pour être les premiers à descendre. 

Mais le train ralentit fortement et s’immobilise. Le contrôleur fait une annonce nous demandant de ne pas chercher à descendre. L’ambiance change, le bourdonnement des moteurs et de la vitesse laisse place à un silence inhabituel dans les wagons.

Au bout de quelques minutes, la voix du contrôleur, à nouveau : « Mesdames et messieurs, notre train est arrêté en pleine voie, en raison d’un accident de personne. Nous devons patienter. Je vous tiendrai au courant régulièrement. Merci de votre attention. Et de votre compassion. »

« Merci de votre compassion » ! C’est la première fois que j’entends ça ! C’est magnifique. Avant que nous ne commencions à nous agacer à cause du retard prévisible, il nous rappelle qu’il  y a plus grave qu’être en retard : perdre la vie. Il nous rappelle qu’un être humain a tant souffert qu’il en est arrivé au désespoir, et que ce désespoir l’a poussé à vouloir se suicider en se jetant sous un TGV. À cet instant, il est mort. Et nous, encore vivants. C’est sûr qu’il aurait pu aller se suicider ailleurs, pour ne déranger personne… 

Mais le contrôleur a eu l’intelligence et l’humanité de nous parler de compassion, pour éviter à nos esprits de partir dans ce genre de pensées. Il nous a aidés à ne pas juger, à ne pas réagir à partir de nos petites urgences et de nos petits égos, mais à réfléchir à la portée de ce qui se passait : un humain a tellement souffert qu’il s’est donné la mort.

Tout le monde s’est rassis dans le wagon. Il y a eu un peu de silence au début, juste après l’annonce, puis chacun a repris ses activités ou ses conversations. Tout est redevenu normal chez les vivants.

Je regarde à nouveau le brouillard par la fenêtre. Je pense à la chanson de Jacques Brel, Le Plat pays : « Avec un ciel si bas qu'un canal s'est perdu, Avec un ciel si bas qu'il fait l'humilité, Avec un ciel si gris qu'un canal s'est pendu, Avec un ciel si gris qu'il faut lui pardonner… » 

Puis je me demande combien de temps nous allons attendre, car moi aussi, je vais être en retard, on m’attend pour une conférence. J’ai honte d’avoir ces pensés dans la tête. Mais notre cerveau fonctionne comme ça, il nous sert tout sur un plateau : d’un côté, la tristesse et la compassion ; de l’autre, la conscience que, comme nous sommes en vie, nous devons continuer d’agir et d’anticiper.

Je respire, et j’espère de tout cœur qu’il y a un Paradis des malheureux, là-haut, pour accueillir la personne inconnue de nous tous qui s’est donné la mort.

Illustration : Dans le métro de New York (Devin Yalkin).

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en février 2018.

vendredi 14 septembre 2018

Non, tu ne vas pas mourir !


Ça se passe lors d’une réunion sur les soins palliatifs, où on m’a invité à parler de méditation. La rencontre est passionnante. Parmi les autres intervenants, un prêtre nous raconte une histoire qui me bouleverse.

Il rend visite dans le service à une dame en fin de vie ; elle souffre d’un cancer généralisé, et il n’y a plus guère de doute sur ce qui va se passer. Le prêtre s’est assis près d’elle, sur son lit, et lui parle doucement. Le mari est aussi dans la chambre, un peu à l’écart, sur une chaise ; il écoute, mais ne participe pas à la conversation.

À un moment, la dame, qui a déjà eu plusieurs cancers, et qui a jusque là réussi à s’en sortir, dit au prêtre : « mon père, cette fois-ci, je crois que je vais mourir… » 

Le prêtre comprend que ce n’est plus la peine de faire semblant, de réconforter ou de parler d’autre chose. Il se penche doucement vers elle, pour la questionner : « vous voulez qu’on en parle ? »

Mais à ce moment, d’un bond, le mari se lève de sa chaise et se rapproche de son épouse pour lui dire, avec angoisse et véhémence : « mais non, tu ne vas pas mourir ! »

Du coup, tout s’arrête. Le prêtre n’ose pas poursuivre sur cette voie, apparemment insupportable au mari. Et la dame non plus ; elle se laisse rassurer, sans rien dire. Tout le monde renonce à parler vrai. On discute d’autre chose. Deux jours après, elle meurt. Sans avoir pu aller au bout de ses angoisses, sans avoir pu recevoir un véritable réconfort, au-delà des paroles lénifiantes et mensongères, dont nous avons aussi besoin dans ces moments, mais qui ne suffisent pas. Elle était prête, mais son mari ne l’était pas. Il a choisi pour elle. Mal ? Comment le savoir…

Plus loin dans la discussion, le prêtre nous raconte qu’il se sent, lui aussi, souvent démuni face à la mort : « Comme je ne suis pas médecin, je ne peux pas dire aux gens : “calmez-vous, je vais vous soulager, vous expliquer comment ça va se passer…“ Car même en tant que prêtre, je ne le sais pas moi-même ! J’ai la foi, mais Dieu ne m’a jamais contacté pour m’expliquer tout ça en direct ! Je dois me débrouiller avec mes convictions, sans certitudes…»

Je bois ses paroles, j’admire sa bonté et son humilité. Je suis épaté par tous ces bénévoles et ces soignants, qui chaque jour accompagnent leurs frères et sœurs en humanité, jusqu’à la porte de la mort, sans jamais savoir ce qu’il y a derrière, et en se disant qu’un jour ce sera leur tour.

Je sors de la réunion dans un état second, bien sûr. Il pleut, je vais me tremper sur mon scooter. Je m’en fiche complètement. Il m’a été donné, cet après-midi, de côtoyer les sommets et les abîmes, j’ai été invité à entendre ce qu’on n’entend jamais. Je suis bouleversé et comblé. Nous avons parlé de la mort toute la journée, et là, sans l’avoir cherché, j’ai le goût de la vie dans la bouche.


Illustration : "La mort ? Tout au fond à gauche. Vous n'y serez pas seul, il va y avoir du monde..." (Valley of the Gods, Utah, par Wim Wenders)

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2018.