jeudi 31 mars 2016

Intranquille, gare de Lille



C’est après un grand congrès auquel j’ai participé. Je suis sur le chemin du retour, j’arrive à la gare, et j’ai un peu d’avance avant que mon train n’arrive.

Il fait froid dans le hall, alors qu’un beau soleil d’hiver éclaire la matinée ; je sors m’installer sur un banc pour en profiter et savourer la lumière et l’instant.

Mais ce n’est pas si simple.

Rapidement, deux jeunes filles viennent me demander « un peu de monnaie ». Je n’ai pas envie de leur donner, mon porte-monnaie est au fond de ma valise, je n’ai pas envie de tout ouvrir et déballer sous leurs yeux, d’obtempérer à leur sollicitation formulée avec un mélange d’agressivité et d’indifférence feinte (je me doute bien qu’elles préféreraient avoir de l’argent plutôt que d’en demander). J’ai aussi l’impression, l’intuition, que c’est pour acheter de la drogue. Je refuse, elles s’éloignent.

Je m’installe un peu mieux et ferme les yeux pour voir le soleil à travers mes paupières.

Mais un monsieur arrive, allume une cigarette, et se tient debout à quelques mètres de moi, juste dans l’axe du petit vent froid qui souffle ce jour-là. Et qui rabat toute la fumée de la cigarette dans mes narines. Je regarde le fumeur pour voir s’il comprend que cela me gène, mais il ne comprend pas, ou fait semblant de ne pas comprendre ; il se dit peut-être « on nous empêche déjà de fumer à l’intérieur, alors ceux qui veulent en plus nous l’interdire à l’extérieur peuvent aller se faire voir ». Je note que les 9 dixièmes du temps il ne tire pas sur sa clope mais la laisse se consumer à l’extérieur ; c’est cette fumée, même pas filtrée par ses poumons, qui arrive dans les miens, et je n’aime pas ça. Comme j’ai la flemme de lui demander d’arrêter, je vais m’asseoir un peu plus loin sur un autre bout de banc.

Bien installé, je ferme les yeux, et souris doucement, je suis content d’être là, même dans le froid, même dans le bruit de la circulation, je suis mieux à cet endroit que dans le grand hall froid et bruyant de la gare.

« Monsieur, s’il vous plait ? » Un jeune homme m’arrache à mes pensées. Il voudrait lui aussi un peu d’argent. Quelques minutes après, une jeune gitane m’en demande aussi, avec le visage fermé d’une enfant dont la vie est dure et qui s’est résignée à ne pas être aimée.

Bon. Je n’y arriverai pas. Mon attente à moitié normale (passer un quart d’heure tranquille, sur un banc au soleil, en attendant mon train) est aussi à moitié chimérique, car je suis dans un lieu public, un lieu de passage, où chacun vient chercher ce dont il a besoin : soleil, tranquillité dans mon cas ; possibilité de fumer pour le monsieur ; argent pour les autres. C’est normal, c’est le monde réel. Mes droits n’y sont pas supérieurs à ceux des autres. En l’occurrence, ils me semblent mêmes moins impérieux, moins prioritaires.

Alors, ce matin là en tout cas, je ne m’agace pas. J’ai plutôt de la tendresse et de la compassion pour tous ces humains qui m’ont empêché de profiter tranquillement de mon bout de banc au soleil. Je comprends bien pourquoi ils m’ont dérangé. Et je comprends aussi que si je veux être tranquille, ce ne sera pas à cet instant et à cet endroit.

Je me relève pour rentrer dans le hall. J’aperçois un vieux monsieur, très pauvrement vêtu, presque en haillons, qui mendie près de la porte. Je réalise soudain que mes quémandeurs précédents étaient bien vêtus, en comparaison, avec des vêtements en bon état, plutôt à la mode. Je fais alors ce que je n’ai pas voulu faire jusque là, je sors un peu d’argent de mon porte-monnaie et je lui donne en passant, en lui souriant. Il a l’air presque étonné.

Je n’aime pas sélectionner les personnes à qui je donne de l’argent, j’ai toujours l’impression de faire quelque chose d’absurde. Si on mendie, c’est qu’on en a besoin, un point c’est tout, c’est qu’on ne peut pas faire autrement. Mais voilà, ce matin là, mes petits agacements du début m’ont fait dire non. Puis mes états d’âme de compassion, mon renoncement à obtenir du calme, ma vision des habits déchirés du vieux monsieur ont décoincé mon blocage. Je lui donne avec joie et légèreté.

Je descends dans le hall froid. Personne ne me demande plus rien, des lois et des vigiles écartent les mendiants et les fumeurs, mais je n’ai plus le soleil et l’air frais. J’ai choisi entre deux univers. Je me demande si j’ai fait le bon choix, entre le monde réel de l’extérieur, beau et dérangeant, et le monde virtuel de la gare, où j’ai la paix sans le soleil.

Une voix de femme robotisée annonce que mon train entre en gare. Le débat sur le bon choix est clos. Je connais de toute façon la réponse. Vivre les yeux ouverts, c'est comme marcher pieds nus : parfois le sol est doux, parfois il nous fait mal. On ne peut pas passer sa vie pantoufles au pied.


Illustration : le cimetière de Negombo, au Sri-Lanka, un endroit où être vraiment tranquille, que l'on y soit visiteur ou résident (photo de Karolina Sikorska)...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mars 2016.


jeudi 24 mars 2016

Mort et désolation à Bruxelles



Un de mes amis bruxellois à qui je demande de ses nouvelles après les attentats me répond :

"Pour moi-même, pas de problème, si ce n'est des ampoules à chaque pied : je me suis retrouvé coincé dans les transports lors des explosions, et je suis rentré chez moi à pied, plus d'une heure et demie de marche... Et surtout de la désolation : je pense à ces enfants qui vont rentrer de l'école et auxquels on devra annoncer “papa ou maman ne rentrera pas ce soir, on ne le verra plus“... Et aussi à ces gens qui, ayant pris les transports en commun pour réduire la pollution, vont devoir vivre en chaise roulante, aveugles ou sans mains. Des centaines de personnes vont souffrir d'acouphènes..."

Au milieu de cette tristesse et de cette désolation, son message m'émeut et me réconforte : ce qui domine chez lui, comme chez la plupart des humains face à ce drame et à tous les autres, c'est le souci de la souffrance d'autrui, l'empathie, la compassion, la fraternité.

Bienveillance et fraternité ne suffisent jamais à faire reculer la violence, surtout lorsqu'elle est méthodique, réfléchie, idéologique, obtuse. La justice, la police, l'éducation, la fermeté, le courage, la solidarité restent indispensables.

Mais la bienveillance et la fraternité sont les seules à même de freiner la diffusion des peurs et des haines réciproques, elles seules sont à même de préserver notre discernement, de ne pas ajouter de vaines colères, des ressentiments destructeurs et aveuglants, dans cet indispensable et délicieux "vivre ensemble" dont parlent les sociologues.

Que la la justice soit faite, mais que la fraternité soit un rempart contre tous les discours et tous les actes de haine...


Illustration : la version vêtue de L'Espérance, par Pierre Puvis de Chavannes.


jeudi 10 mars 2016

Aube et aurore



Récemment, j’ai appris que « aube » et aurore », ce n’était pas la même chose.

L’aube, c’est juste avant l’aurore, quand la lumière commence à dissiper les ténèbres et à blanchir la voûte étoilée ; c’est l’annonce du jour qui vient. Victor Hugo écrit ainsi : « L'aube paraissait à peine ; tout était encore baigné du sombre de la nuit ».

L’aurore, c’est juste après l’aube, quand la lumière se fait dorée et que les premiers rayons du soleil apparaissent. Quand je faisais du grec au collège et au lycée, je me souviens que dans l’Iliade et L’Odyssée, Homère parlait très souvent de « l’aurore aux doigts de rose », et nous rappelait que les grecs étaient des matinaux, comme tous les peuples anciens.

Il me semble que notre époque, elle, aime davantage les crépuscules.

Le crépuscule, c’est plus facile à admirer : pas besoin de se lever tôt. Mais je préfère l’aurore. Non qu’elle soit toujours plus belle ; souvent les crépuscules sont plus somptueux, plus puissants, plus immédiats dans leur magnificence.

Mais l’aube et l'aurore sont plus bouleversantes, elles nous parlent mieux de la grande énigme des fins et des commencements. Elles nous parlent mieux de la peur et de l'apaisement, du désespoir et de l'espérance. De la précarité de notre condition : autrefois, lorsque nous étions comme des animaux fragiles égarés dans la nature, lorsque chauffage et électricité n’existaient pas, la nuit était une longue angoisse, et la venue de l’aurore un joyeux soulagement. Il me semble qu’aucun peuple ancien ne célébrait le coucher du soleil, mais que tous fêtaient son lever, et chaque jour renouvelé.

L’aube, promesse du jour, fragile, mais qui annonce une force à venir ; qui nous dit : quoi qu’il advienne, ce jour de plus est une grâce, ne l’oublie pas.

L’aube qui ne promet rien d’accessoire ni de futile - « fera-t-il beau ? est-ce qu’il va m’arriver de bonnes choses ? » - mais juste l’essentiel : « il fera jour, et tu es en vie ».

L’aube qui nous amène, en douceur, vers la confiance et l’émerveillement, et qui nous rappelle que la vie est un miracle, renouvelé chaque matin…


Illustration : une aurore aux mains pleines de roses, par Fragonard.