samedi 25 avril 2020

Trois petites notes de musique




Comme je parle souvent de méditation, et de l’intérêt de savoir vivre l’instant présent, on me remonte parfois les bretelles en me disant « l’instant présent, l’instant présent... et l’instant d’après, alors ? et l’instant d’avant ? ça compte pour du beurre, notre passé et notre futur ? »

Non, c’est important aussi ! Tout est important, le présent, le passé, le futur ! Mais ce qui est précieux, c’est la liberté de mouvement, c’est de pouvoir naviguer librement dans ces trois temps psychologiques, et de ne rester durablement prisonnier d’aucun. Vivre au présent est capital, mais c’est bon, aussi, de faire des projets et d’avoir des espérances. Et c’est bon, enfin, d’avoir des regrets et même de la nostalgie !

La nostalgie est le mélange en nous de la douceur et de la douleur des souvenirs, elle mêle l’agréable - on se souvient des beaux instants - et le désagréable - on est triste que ces moments soient passés. La nostalgie n’est pas une simple émotion, elle est un état d’âme subtil, mêlant les sensations, les images, les pensées, liées à l’évocation de notre passé, où bonheur et malheur se trouvent harmonieusement mêlés, comme dans la vraie vie. L’état d’âme de nostalgie est un phénomène très intime et très personnel, c’est pourquoi aucune nostalgie ne ressemble à une autre.

Il y a par exemple des personnes, dont je fais partie, qui sont capables de ressentir de la nostalgie même pour des époques qu’elles n’ont jamais vécues, des lieux où elles ne se sont jamais rendues, des personnes qu’elles n’ont jamais rencontrées, des musiques qui existaient avant même qu’elles ne soient nées...

Par exemple, si les Trois petites notes de musique, fredonnnées par Yves Montand, vous rendent nostalgique alors que vous n'étiez même pas né(e) lorsqu'il les chantait, alors c'est que vous êtes doué(e) pour la nostalgie !

Pendant longtemps, on a considéré que la nostalgie était à éviter, qu’elle représentait une forme de tristesse et de mélancolie pouvant s’avérer problématique. 

Mais les travaux récents en psychologie des émotions tendent à la réhabiliter : chez la plupart des personnes, elle entraîne des ressentis plutôt agréables, elle aide à se sentir moins seul, elle joue un rôle important dans le sentiment d’identité personnelle, en établissant une continuité entre passé et présent. 

Il est précieux de laisser régulièrement naître en nous la nostalgie, et sans doute précieux aussi d’apprendre à la fréquenter et à la savourer : elle est délicieuse si elle est transitoire, mais dangereuse si on s’y éternise, surtout si on a un tempérament mélancolique, voire dépressif. 

La question, finalement, c’est : vers quoi nous pousse la nostalgie ? 

Saint-Exupéry la définit comme « le désir d'on ne sait quoi ». Ce flou est son charme et son péril. 

Si la nostalgie nous pousse aux regrets répétés, attention, danger ! Mais si nous comprenons son message : « ce qui compte dans ta vie, c’est le bonheur » et si nous sommes attentifs à son visage lumineux, et pas seulement douloureux, alors nous pourrons, grâce à elle, revenir vers le présent : « ma vie, c’est aussi ici et maintenant », et vers l’action : « je veux vivre de nouveaux instants heureux ». 

Car nos bons souvenirs de demain, c’est aujourd’hui que nous les vivons…

Et vous, sur quoi portaient vos derniers moments de nostalgie ?


Illustration : je me demande bien ce que sont devenus cette petite fille et son cow-boy de frère ?

PS : ce texte est inspiré de ma chronique de l'émission "Grand Bien Vous Fasse" du mardi 3 mars 2020, sur France Inter.




samedi 11 avril 2020

C’est magnifique !



Est-ce que les animaux, je veux dire les animaux non humains, admirent ? Est-ce que les aigles admirent les montagnes, ou est-ce qu’ils se contentent d’y chercher leurs proies ? Est-ce que les chiens admirent leurs maîtres ou est-ce qu’ils les aiment, simplement ? Difficile à dire. Alors je me contenterai de parler des humains. Car l’admiration me semble tout de même une émotion très humaine. 

C’est quoi, exactement, admirer ?

C’est d’abord être surpris ou touché. C’est ensuite reconnaître des qualités, à un lieu, un objet, une personne. Et c’est enfin, s’en réjouir, s’en trouver mieux, grandi, inspiré, plus heureux. 

Admirer, c’est facile pour des lieux ou des choses : admirer un paysage, un bel objet ou une œuvre d’art, cela ne nous remet pas en question. 

Mais c’est parfois plus difficile entre humains. D’un côté, admirer quelqu’un, ça peut nous réjouir sincèrement, sans arrière-pensée : quoi de plus agréable qu’admirer une personne disparue, ou un de ses enfants, ou un de ses amis ? 

Mais parfois aussi, admirer peut nous mettre à mal : car admirer, c’est faire le constat que l’autre a des qualités que l’on n’a pas, en tout cas, pas autant que lui, ou pas pour le moment. Dans ces cas-là, l’admiration devient douloureuse, elle est le constat d’un manque en nous, et s’avère alors une occasion de souffrance, au lieu d’être une source de réjouissance et d’inspiration. C’est un premier mésusage possible de l’admiration.

Une autre erreur consisterait à n’admirer que le rare et l’exceptionnel, alors que les sources d’admiration quotidiennes sont multiples, tout autour de nous...

A propos de ce que nous choisissons d’admirer, Montesquieu parlait de la « décadence de l’admiration », de son dévoiement, consistant à admirer des actes ou des personnes qui, au fond, ne mériteraient pas de l’être. Disons qu’il s’agit plutôt d’une erreur, d’une facilité, d’une docilité consistant à n’admirer que le clinquant, le bruyant, le « à la mode ». À n’admirer que ce qu’on nous dit d’admirer. À n’admirer que le grandiose et non le discret, que les vedettes du sport, du cinéma ou de la télé, et non les humains anonymes qui font le bien dans leur coin.

Peut-être nous faut-il alors apprendre à admirer même ce qu’on ne nous présente pas comme socialement admirable ? Et pour cela, nous attacher à bien regarder. À voir ce qui beau et bon, autour de nous. Voir les comportements, paroles, et attitudes admirables au quotidien. Peu d’humains sont admirable dans tous leurs gestes, et tout le temps. Mais presque tous peuvent être admirés à un moment donné.

Les études scientifiques montrent largement les bénéfices de l’admiration. Admirer, ça fait du bien, comme toutes les émotions agréables ; ensuite, ça nous décentre de nous-même et ça nous rapproche des autres humains, et ça augmente ce qu’on appelle les comportements pro-sociaux ; et enfin, ça nous motive et ça nous inspire.

Alors, plusieurs fois par jour, ou le soir en s’endormant et en songeant à sa journée, nous pouvons nous livrer à des exercices d’admiration : qu’ai-je vu d’admirable aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça m’a fait ? Qu’est-ce que ça m’a montré ? Et qu’est-ce que ça m’a appris ? 

Nous nous apercevrons alors, peut-être, qu’admirer transforme peu à peu notre vision du monde. L’admiration, c’est la volonté de porter aussi son regard sur ce qui rend la vie meilleure. Toutes les fois où nous admirons, nous percevons que nous sommes face à quelque chose ou à quelqu’un qui ajoute à la beauté, à la douceur, et à l’intelligence du monde. Et c’est aussi cette inspiration-là, qui peut nous aider à changer tout ce qui ne va pas...

Et vous, qu’avez-vous admiré récemment ?


Illustration : à certains moments de nos vies, c'est difficile de trouver des choses à admirer... (scène du film La Mort aux trousses).

PS : cet article est inspiré de ma chronique du 25 février 2020, dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi, sur France Inter.

PPS : cette chronique a été écrite avant l'épidémie de coronavirus et avant le temps du confinement ; elle aurait sinon abordé l'admiration pour les soignantes et les soignants.



samedi 4 avril 2020

Balzac et le recueillement


Je ne sais pas si ça vient de mon métier de psychiatre, mais j’aime bien visiter les maisons des personnes que je connais : voir où elles dorment, se reposent, cuisinent ; quels livres elles lisent, quels objets elles aiment, etc. 

Et, plus que tout, j’aime visiter les maisons des écrivains. Voir sur quel genre de bureau ils travaillaient découvrir la fenêtre par laquelle ils cherchaient l’inspiration quand elle ne venait pas, m’immerger dans les détails de leur quotidien, leurs goûts et leurs habitudes. Tout ça me les rend plus proches, plus touchants. 

Ainsi, j’ai récemment visité la maison de Balzac. Une de ses maisons en tout cas, car il a beaucoup déménagé, le pauvre Honoré, poursuivi toute sa vie par des huissiers, à cause de ses dettes galopantes. Cette petite maison, dans laquelle il a vécu de 1840 à 1847, se trouve dans un quartier de Paris nommé Passy, qui était encore un bout de campagne du vivant de Balzac. Comme dans toutes ses demeures, il y avait une porte dérobée pour fuir les créanciers qui venaient bien souvent sonner à sa porte. 

Honoré, du coup, écrivait la nuit, pour avoir la paix, en s’abreuvant de café, et en s’immergeant dans ses romans pour fuir sa vie réelle ou écrire sa vie rêvée...

J’espère qu’il était content, Balzac, lorsqu’il écrivait. Je me souviens, dans son petit bureau, tout seul, tranquille, avoir pris un moment pour me laisser embarquer par l’esprit des lieux, observant sa célèbre cafetière, déchiffrant les feuilles de ses manuscrits, 1000 fois corrigées. Me sentant profondément touché par cet homme qui avait vécu là, voilà près de deux siècles. Me recueillant sur ce qu’il avait dû ressentir, les joies qu’il avait éprouvées, les peines qu’il avait traversées. 

Ce n’est pas facile, le recueillement : ça suppose de cesser d’agir, de ralentir le cours de nos pensées et de nos émotions, et d’approfondir notre expérience de l’instant ; pas facile, à une époque où tout nous pousse à accélérer, où tout nous incite à nous superficialiser. 

Nous avons souvent du mal à amener notre esprit vers le recueillement. Par exemple, lors des visites au cimetière : que faisons-nous lorsque nous nous recueillons sur une tombe ? S’agit-il de juste laisser venir les souvenirs ? De songer aux beaux moments partagés avec la personne disparue ? De la remercier ? De l’engueuler peut-être ? De prier pour elle ?

Lors de mon recueillement dans le bureau de Balzac, j’observe ce qui se passe en moi. Je ressens une sympathie immense pour ce frère humain, pour ce petit bonhomme rondouillard, peu gâté par la nature en ce qui concerne son physique, mais doté d’une énergie et d’un génie littéraire immenses. 

Je suis touché par sa psychologie étonnante, son optimisme maladif, sa naïveté parfois confondante, sa mauvaise foi, son goût du luxe, des fringues, de l’ostentation. Je ressens de la compassion, aussi, pour tous ses moments de détresse, de souffrance, de découragement : lui qui rêvait d’être riche et célèbre, n’est arrivé à obtenir « que » la célébrité ; la richesse, elle lui a toujours filé entre les doigts, malgré les droits d’auteur qui affluaient, mais qui étaient aussitôt dépensés et surdépensés...

Dans sa petite maison, je pense à cette phrase de Rousseau, dans sa 10ème Promenade : « J’ai besoin de me recueillir pour aimer. » Et à cet instant, j’aime Balzac ; j’admire toujours un Hercule des Lettres, mais j’aime un petit bonhomme talentueux et affectueux. 

Ève Hanska, une des femmes de sa vie, qu’il réussit à épouser peu avant sa mort, à 51 ans, écrivait de lui : « Je le connais depuis 17 ans, et tous les jours je m’aperçois qu’il a une qualité nouvelle que je ne lui connaissais pas. » 

N’est-ce pas le plus beau des compliments ? Que quelqu’un puisse ainsi dire de nous : plus on te connaît et plus on t’aime ?


Illustration : le bureau de Balzac.

PS : cet article est inspiré de ma chronique du 28 janvier 2020, dans l'émission Grand Bien Vous Fasse, d'Ali Rebeihi, sur France Inter.