jeudi 28 mars 2019

Avoir toujours raison ?



Je me souviens d'un petit dessin humoristique, juste et drôle. C’est un couple qui est assis dans son lit, chacun sur son oreiller, les bras croisés et l’air contrarié des gens qui sont en train de se disputer. La dame demande au monsieur : « mais pourquoi cries-tu si fort ? » Et le monsieur de répondre : « parce que j’ai tort ! »

Je me rappelle aussi l’impression ressentie lors de ma première lecture de « L’Art d’avoir toujours raison » de Schopenhauer : ça m’avait fichu le spleen de réaliser que certains lecteurs s’en inspireraient sans doute pour défendre leur point de vue sans écouter celui de l’autre.

La parole comme ustensile de fourberie ou comme sport de combat ? Très peu pour moi !

Il y a tellement de moments où nous voulons avoir raison pour justement de très très mauvaises raisons ! Par orgueil, par égoïsme, par intérêt, par entêtement, par paresse… Du coup, on n’est plus crédible quant on s’attache à avoir raison pour de bonnes raisons, pour la défense de nos idéaux plutôt que celle de notre égo.

Mais ce n’est pas facile d’échapper à cette tentation !

Dans son « Autoportrait au radiateur », le poète Christian Bobin raconte ce moment d’un dialogue : « Je réponds n’importe quoi, je réponds pour arrêter la question, pas pour l’éclairer. » Nous avons à nous surveiller, régulièrement, de cette tentation de ne pas écouter, et de répondre seulement pour nous soulager, pour faire taire l’autre, ou pour avoir raison.

C’est un travail régulier et passionnant d’autodiscipline et d’auto-observation. Par exemple, lorsqu’on s’entraîne à méditer, on s’entraîne aussi à écouter, à s’observer en train d’écouter. Et on découvre que bien souvent, on n’écoute pas l’autre qui parle : mais on le juge, on compare ses convictions avec les nôtres, on prépare ses propres réponses…

Alors qu’en écoutant vraiment autrui, sans chercher à savoir qui a raison ou qui a tort, en cherchant juste à comprendre comment il voit les choses, on entre dans un dialogue et on écarte l’affrontement de deux égos devenus sourds l’un à l’autre…

Et vous, c’était quand la dernière fois où vous avez senti qu’au lieu d’écouter vous cherchiez à avoir raison ?

Illustration : un dialogue constructif.

PS : ce texte reprend ma chronique du 19 décembre 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. 




vendredi 22 mars 2019

FLTM : fais-le toi-même !



En tant que psychiatre, j’ai longtemps cru que je faisais un métier d’intellectuel. Imaginez : un médecin mais qui ne touche presque jamais ses patients, sauf quand il leur serre la main pour les saluer, ou quand il leur tape amicalement sur l’épaule pour les réconforter ; de temps en temps, il prend la tension artérielle ou fait un petit examen neurologique. Ce n’est pas vraiment ce qu’on appelle un travail manuel…

Eh bien, comme souvent avec mes grands avis sur la vie, j’avais tort : psychiatre, ce n’est peut-être pas un travail manuel, mais ce n’est pas vraiment non plus un pur travail intellectuel. Plutôt un boulot d’artisan, de bricoleur. Au plus noble sens du terme (je rassure tout de même nos patients !) : de tout son cœur et de toute sa science, on fait de son mieux avec le réel et les moyens du bord.

Comme les artisans, comme les paysans, et comme tous les soignants, on est en contact avec la matière plus qu’avec les idées, le réel nous résiste parfois, et c’est toujours lui qui gagne à la fin. Le paysan n’est jamais plus fort ni plus malin que la terre qu’il cultive, l’artisan n’est jamais plus fort ni plus malin que la matière qu’il répare, et le soignant n’est jamais plus fort ni plus malin que les humains dont il a la charge. S’il n’y a pas humilité et respect, ça ne marche pas. 

Il n’y a que les philosophes et les idéologues, les théoriciens et les polytechniciens qui peuvent faire les malins et spéculer sans craindre le retour du réel. Mais sans espoir de beaucoup le modifier non plus, comme le notait un philosophe, justement, Alain : « La matière est sourde aux prières, mais fidèle aux mains. » Inutile d’implorer le réel, pour le transformer il faut l’empoigner. Mais avec intelligence…

C’est pour cela que rien n’est plus triste que le dévoiement du très respectable et très antique travail manuel, sa mise en esclavage, sous la forme du si bien nommé « travail à la chaîne »…

Gainsbourg chantait le Poinçonneur des Lilas en 1959, l‘époque où le travail à la chaîne était à son apogée. Depuis, le monde a bien changé : les robots nous remplacent pour tous les boulots répétitifs, et le travail manuel reprend peu à peu son lustre et son prestige.

Les études scientifiques chantent ses vertus : il est bon pour nos émotions (faire de ses mains diminue notre stress, nous donne du plaisir) ; il nous offre des bouffées de réel par rapport au virtuels des écrans qui nous absorbent de plus en plus ; il nous met en position d’agir au lieu de subir, de construire au lieu de consommer… 

Et du coup, il devient à la mode. Voyez la vogue du DIY : DIY, "di-aï-waï", ce sont les initiales de « Do It Yoursef » ; on pourrait dire en français le FLTM : « Fais-le-toi-même ». Eh bien cette mode du DIY ou du FLTM, comme vous voulez, permet que ce qui était hier corvée pour la survie (faire pousser sa nourriture ou fabriquer les objets de son quotidien) devient loisir gratifiant (sous forme de jardinage ou bricolage).

Plus le virtuel, le digital les écrans envahissent nos vies et nos quotidiens, plus nos cerveaux et nos corps réclament du réel, du concret, du manuel.C’est exactement ce qui s’est passé pour le sport : plus nous sommes devenus sédentaires, plus nous avons compris qu’il fallait compenser et se bouger par une activité physique de loisirs… 

Face aux grands monstres digitaux tapis dans l’ombre, face à la horde des écrans, les cerveaux de demain seront manuels ou ne seront plus !

Et vous, comment ça se passe le week-end avec vos mains : ça bricole, ça jardine ou ça cuisine ?


Illustration : le travail manuel, c'est parfait sauf quand on vous met la pression pour accélérer encore et encore.. (une affiche de Mai 68)

PS : ce texte reprend ma chronique du 12 mars 2019, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.

lundi 18 mars 2019

Les anges, derrière ton épaule



C’est dans le dernier livre de Christian Bobin, La Nuit du cœur, une merveille comme d’habitude. Dès le chapitre 3, ceci : « J’écoute le bruit que fait l’araignée d’eau courant sur l’étang. Je frissonne au passage d’un ange pressé de rentrer chez lui. » Christian voit des anges partout ; c’est une des sources de sa grâce.

Il y a des gens comme ça, qui croient aux anges. Longtemps, j’ai eu du mal avec ce truc, vraiment. Peut-être était-ce dû à une patiente, croisée lorsque j’étais jeune interne. Elle se promenait dans les couloirs de l’hôpital en écartant de ses mains des mouches qui volaient tout autour d’elle. Mais il n’y avait pas de mouches. Et quand je lui demandai pourquoi ces gestes de la main, elle m’expliqua, l’air préoccupé : « ce sont les anges, qui volent trop près de moi ; ne les voyez- vous pas ? » Non, je ne les voyais pas ; et je ne les vois toujours pas aujourd’hui.

Mais beaucoup de mes proches les voient, ou les sentent. C’est mon cousin François, qui nous raconte qu’il a perçu leur présence, au soir d’une journée d’été où l’amitié a soufflé sur notre groupe, et réconforté un de ses frères, déprimé. C’est mon épouse, après la lecture d’un petit livre offert par une amie, qui se met, dès le lendemain, à voir la main des anges derrière toutes les joies de la journée. 

À leur contact, je me mets parfois à croire, moi aussi, aux anges, à chercher leurs traces dans nos vies. Cela m’aide à mieux voir tous ces copeaux de bonheurs minuscules qui nous tombent du ciel, chaque jour. Ils sont vraiment là, eux ; ils ne sont pas une illusion. Croire aux anges me fait du bien. Un bien fou. 

Je pense souvent à la phrase de Claude Nougaro, dans sa chanson Plume d’Ange : « La foi est plus belle que Dieu. » Même si Dieu n’existe pas, la foi est belle et réconfortante. Même si  les anges n’existent pas, songer à leur présence à nos côtés nous soutient, nous ouvre les yeux sur ce que nous oublions : la chance d’être là, vivants.

Croire aux anges nous rend humbles : tout ne dépend pas de nous, de nos efforts, de nos qualités ; pour que la vie soit belle et bonne, il y a aussi des choses et des chances qui doivent nous tomber du ciel.

Croire aux anges, c’est penser qu’une présence aimante veille sur nous. Parfois imprévisible dans ses actions, dans ses absences, dans ses violences aussi, que nous ne comprenons pas, ou seulement des années plus tard.

Pas besoin d’y croire à 100%. On peut juste se contenter d’une demi-croyance. On en a beaucoup, de ces demi-croyances, de ces confiances dont nous ne sommes pas sûrs qu’elles soient fondées ni garanties, mais dont nous percevons obscurément que nous ne pourrions vivre sans elles. 

Maintenant, arrêtez-vous de lire. Arrêtez-vous de tout. Respirez. Écoutez. Ressentez. Je suis sûr qu’il y en a un, là, penché sur votre épaule, juste à cet instant… 


Illustration : l'ange de la cathédrale de Reims.

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en décembre 2018.

mercredi 13 mars 2019

La fin du monde ?


À un moment de ma vie, j’ai essayé d’être moderne : de me servir par exemple de l’agenda électronique de mon smartphone ! Bon, depuis j’ai renoncé… Mais à l’époque, mes filles profitaient de mes efforts avec cet engin pour me faire des blagues.

Un jour par exemple, j’étais en train de parcourir mon agenda pour voir un peu ce qui m'attendait quand je tombe sur une date bizarre : un truc planifié pour 2068 ! Wow... Qu’est-ce que c’est que ça ? J’aurai alors plus de 100 ans ! Une erreur, sans doute. J’ouvre la page et je lis : « 1er décembre 2068, 18 heures : fin du monde ». C’est bon, j’ai compris, c’est encore un coup de mes filles : à l’époque, elles me chipaient régulièrement mon téléphone pour y glisser de faux messages, de faux rendez-vous, ou des photos de grimaces loufoques. Mais comme aucune n’a jamais avoué être l’auteure de cette prophétie, je vous transmets tout de même l’info : la fin du monde, d’après le fantôme dans mon téléphone, c’est peut-être pour 2068 ! 

Sans rigoler, moi, la fin du monde, ça me touche. Je fais partie de la génération des baby-boomers qui a grandi avec la menace de guerre atomique et les affolements survivalistes des grands anxieux qui se faisaient construire des abris enterrés au fond de leur jardin, avec réserves d’eau, boîtes de conserve, médicaments et tout le tremblement…

Alors aujourd’hui, le discours des collapsologues me touche, forcément. Mais il a, à mes yeux, quelque chose de plus sympathique que ce que j’ai connu dans mon enfance. Ce discours n’émane pas de prophètes de malheur, mais de chercheurs et penseurs bien informés. Il ne nous pousse pas à la paranoïa ou à l’égoïsme mais à la lucidité et à la solidarité. Il nous dit, ce discours : « oui, le pire va sans doute arriver ; oui, notre monde va sans doute s’effondrer ; mais on pourra s’en tirer si on se serre les coudes ». 

Se serrer les coudes, mais aussi accepter de voyager léger et de vivre de peu, comme on le chantait déjà en 1991

Oui, si notre monde s’effondre, nous aurons besoin de vivre avec moins, de faire le deuil de toutes nos dépendances énergétiques et matérialistes. Mais surtout, nous devrons comprendre qu’il sera alors inutile de vouloir survivre égoïstement, de seulement chercher un abri pour y vivre comme avant.

Quand tout menace de s’effondrer, on se met à mieux écouter les prophètes, mais aussi les poètes. Et voilà ce que nous dit l’un d’entre eux, Christian Bobin : « Fou celui qui se croit à l’abri. Je ne cherche pas un abri. Ce ne serait qu’un endroit pour y mourir sans bruit. Je cherche ce qui arrive quand on n’est plus protégé et qu’on n’a plus peur de rien. »

Ouh la, ça va nous faire bizarre de renoncer à toutes nos protections et toutes nos peurs. Mais ça va peut-être aussi nous faire du bien…

Et en attendant, on fait quoi ? 

Eh bien, on fait de notre mieux : on agit individuellement (moins de voiture, moins d’avion, moins de viande, moins de plastique, moins de vêtements), on agit collectivement (en rejoignant des associations et en militant), on agit électoralement (en votant pour des politiques qui agissent vraiment pour l’environnement). C’est vrai, on ne sait pas si tout ça suffira ; mais au moins on n’aura pas de regrets !

Et vous, vous le voyez comment le monde de demain ? 


Illustration : la fin du monde, vue par les dieux depuis le mont Olympe. 

PS : ce texte reprend ma chronique du 5 février 2019, dans l'émission d'Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.


vendredi 8 mars 2019

Suivre la mode, c’est ringard !


Il y a longtemps, 15 ou 20 ans, je participais à un congrès de psychiatrie aux USA, dans une grande ville comme Chicago ou Atlanta. Il y avait beaucoup de soleil, et je cherchais un couvre-chef pour me balader, quand je passe devant une vitrine où trônait la casquette rouge de mes rêves. Je rentre pour l’essayer : parfait, il y avait ma taille. Mais elle était tailladée à certains endroits, un peu déchirée à d’autres. Je vérifie la pile : toutes abîmées !

Je demande au jeune vendeur ce qui se passe, et il m’explique en riant que c’est la mode cette année, les vêtements déchirés. Mince alors ! Je connaissais les jeans délavés, mais pas les fringues déchiquetées. L’année suivante, ce truc absurde arrivait chez nous, pantalons tailladés et tout ça… C’est dingue, ces histoires de mode ! 

D’abord, c’est absurde : des bureaux de tendance et de style, commandités par les firmes,  décident tous les ans que l’année prochaine ce n’est plus l’orange qui sera à la mode, mais le violet, et que les vêtements ne se porteront plus amples mais près du corps. Donc, sous la pression insidieuse de ce qu’il convient de porter pour avoir sa place en société, on se débarrasse de son ancienne garde-robe pour suivre bêtement ces diktats et passer à la caisse. 

Ensuite, ça pollue sévèrement la planète : fabriquer un simple T-shirt en coton consomme énormément d’eau. Si on le garde 10 ans, pourquoi pas ; mais si on en change tous les ans, c’est criminel. 

Enfin, ça pollue nos esprits : ça nous rend moutonniers, inquiets quant à notre apparence, tendant à juger les autres sur leur look, etc. L’importance prise par l’apparence physique (corps et fringues) notamment auprès des jeunes et sur les réseaux sociaux, la part qu’elle tend à occuper dans l’équilibre global de l’estime de soi, tout cela est disproportionné et dangereux pour notre équilibre intérieur.

C’est pour ça que ça me réjouit à chaque fois de voir Pierre Rabhi en conférence ou dans les médias, avec sandales, chemise à carreaux et pantalon paysan, pas intimidé par la mode : réconfortant ! Il fait partie de celles et ceux qui résistent tranquillement. Mais quand on ne vit pas dans une communauté ou un groupe ayant adopté ces valeurs, ce n’est pas si facile. 

Alors, on fait quoi ? On résiste comment ? 

Pour la plupart d’entre nous, on peut choisir de n’acheter que ce qu’on appelle des « basiques », solides, écoresponsables, et les garder le plus longtemps possible. On peut les choisir discrets, n’attirant pas l’attention sur nous, ni parce qu’on est à la mode ni parce qu’on est ringard ; le vêtement retrouve alors une fonction plus sobre, il se fait oublier, ce n’est pas lui qui importe mais l’humain qui est à l’intérieur ! 

Vouloir être élégant, plutôt qu’à la mode, me semble un compromis respectable avec nos apparences. Pour les accros à la mode, mais dotés d’une conscience écologique, de nombreux mouvements se dessinent (voir quelques sites ci-dessous) qui encouragent à plus de responsabilité humaine (halte aux vêtements fabriqués dans de sales conditions) et écologique (on recycle).

Il est normal que nos façons de nous vêtir puissent évoluer. Mais il est anormal que les codes changent tous les ans ou presque : ce n’est alors plus une question de plaisir (découvrir des nouvelles couleurs ou formes) ni de fonctionnalité (aller vers un progrès en terme de confort) mais seulement de bénéfices des multinationales de la mode, tout aussi cupides, égoïstes et irresponsables que celles de l’agro-alimentaire, de la banque, etc. 

Comme l’écrivait GB Shaw : « Les modes ne sont après tout que des épidémies provoquées. » Alors, on se soigne et on résiste ?

Sites pour une mode responsable 

Illustration : La mode pour hommes en Allemage de l'Est, en 1975.

PS : cet article a été initialement publié dans Kaizen en novembre 2018.

PPS : quant à la casquette rouge, j'ai fini par l'acheter (il m'en fallait bien une) et elle est toujours en ma possession. Très solide, finalement, malgré les mauvais traitements pré-subis !