mercredi 28 juin 2017

Plume de geai




Je marche dans les bois, dans le froid clair d’une belle journée d’hiver.

Les jours précédents ont été pleins d’inquiétudes. Et j’ai eu à lutter pour ne pas m’y noyer : méditer, sourire, écouter sincèrement les mots de réconfort de mes proches au lieu de les écarter et de ne pas y croire, me parler à moi-même sans cesse pour maintenir vivante la petite flamme de l’espérance ; sourire encore et encore, malgré tout, sans raisons, sans attentes, le matin en m’éveillant, le soir en m’endormant. Mais ce matin-là, je viens d’apprendre une bonne nouvelle, qui a déchiré le voile de mes peurs, et m’a redonné joie et courage.

Je marche donc, plein de gratitude et d’énergie, les yeux et le cœur grand ouverts, avalant chaque instant avec bonheur et simplicité, comme un animal, c’est-à-dire avec la pure intelligence de l’instant présent, sans autre attente que celle de me sentir vivant. J’ai l’impression de découvrir un jardin d’Eden, situé au Nord, au froid, mais bienveillant et magnifique.

Et là, je la vois.

Devant moi, délicatement posée au milieu du chemin, une petite plume de geai. La plus élégante de ses plumes : celle qui porte les rayures bleues et noires, qui embellissent l’avant des ailes. Un petit éclat de grâce, tombée du ciel, discrètement offerte par le geai silencieusement envolé à son frère inférieur, l’humain qui marchait lourdement, mais qui volait lui aussi dans sa tête.

Ravissement infini de cette rencontre ; il n’y a plus aucun mot pour accompagner l’envol de mon âme vers la joie dépouillée de tout, la joie que l’on doit ressentir au Paradis. Mon esprit essaye de trottiner derrière le tourbillon de mes états d’âme, s’efforce de faire son travail clarificateur et explicatif, tente de nommer ce que je ressens. Personne ne l’écoute.

Je ramasse la plume, la contemple ; je la place délicatement dans une de mes poches ; surtout ne pas l’abimer ; puis je repars à pas lents, heureux, léger, comblé. À la fois empli de toutes ces grâces (marcher, vivre, admirer, respirer, entendre, voir…) et allégé par elles.

Une fois rentré, je m’assieds sur mon banc de méditation et j’écoute enfin mon esprit. J’observe le déroulement de mes pensées, qui me disent ceci : que tu pleures ou que tu ries, le monde est plein des mêmes grâces. Pourquoi n’es-tu pas encore capable de vivre de tels bonheurs même dans le chagrin et l’inquiétude ? Aurais-tu été aussi émerveillé devant ta plume de geai, si tu n’avais pas été soulagé par les bonnes nouvelles de ce matin ? Je n’ai pas de réponse. Alors, je me contente de respirer et de laisser la leçon infuser longuement en moi, afin que ses graines prennent le temps de germer et grandir dans mon cerveau.

Derrière la fenêtre, le soleil brille et la lumière du jour est plus claire et émouvante que jamais.


Illustration : la voilà en vrai, la belle plume...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en avril 2017.

mercredi 21 juin 2017

Las Vegas



Las Vegas...

Vous savez, cette ville américaine qui est un crime écologique absolu : plantée en plein désert, là où les températures grimpent à plus de 40° à l’ombre en été, là où il ne pleut presque jamais. Mais là où fleurissent les fontaines et les piscines, et où l’air conditionné tourne en permanence à plein régime. Imaginez le bilan carbone ! Et tout le reste…

Car Las Vegas, c’est une pompes à finances pour des investisseurs déjà très riches mais qui en veulent encore plus, c’est la ville du jeu et des machines à sous, l’empire du plumage des gogos venus du monde entier voir ce pseudo-mythe.

Bref une ville profondément malsaine, portant à leur paroxysme tous les mauvais côtés des États-Unis. Nous autres, les touristes et les étrangers, continuons malgré tout ça d’être fascinés par cette vitrine clinquante, avec ses salles de jeux et ses casinos

Bon, il y a tout de même un truc bien à Las Vegas, c’est qu’on y comprend tout de suite les mécanismes des addictions.

Ces rouages sont en général, cachés : ce qui nous pousse à de venir accro à des choses qui nous font un peu de bien au début puis beaucoup de mal à la fin, ce sont notre passé, nos souffrances, nos fragilités, les manipulations vicelardes de la publicité, de la société, etc. Et parfois, tout ça ne nous saute pas forcément aux yeux.

Mais à Las Vegas, tout est clair, car tout est réuni au même endroit et au même moment : 

les salles, toujours éclairées en lumière artificielle, où il n’y a jamais de fenêtres, pour faire perdre la notion du temps aux joueurs, 

les halls de salles de jeux, où il est toujours facile d’entrer (par exemple, on est  obligé de passer devant pour se rendre à sa chambre d’hôtel) et dont il est compliqué de sortir (puisque leur disposition est étudiée pour vous faire faire le plus de détours possibles et vous replonger dans la tentation d’un dernier jeu),

la nourriture et les boissons, très bon marché, pour donner l’impression que finalement, c’est une affaire d’être là. 

Et puis les machines à sous, qui font tout plein de bruits et de lumières quand quelqu’un gagne, et sont par contre très discrètes quand elles vous piquent votre argent ; ce qui fait qu’on a l’impression que les dollars déferlent toujours quelque part dans la salle.

Bref tout est là pour faire plonger les gens fragiles (et on voit plein de pauvres retraités passant là leurs journées) et pour exciter les pas fragiles (et puisqu’on ne peut pas les rendre accro durablement, leur piquer au moins quelques dizaines de dollars pendant leur séjour).

C’est drôle ces lieux totalement malfaisants, pour les humains et pour la nature, qu’on continue pourtant de mythifier et de nourrir de notre attention et de notre pognon, ces lieux bâtis par des gens malsains aux intentions malsaines. Nous devrions ne plus y aller, et comme pour tout ce qui nous scandalise, voter contre eux avec notre porte-monnaie.

Mais je n’ai de leçon à donner à personne, puisque j’y suis allé moi-même, comme beaucoup de voyageurs, pour voir. Par contre, si vous hésitez, je n’ai qu’un conseil : n’y allez pas, ne vous rendez pas complice, comme je l’ai fait, d’un crime contre le réchauffement planétaire.

Et vous, vous êtes déjà allé à Las Vegas, ou dans ce genre d'endroits ?

Illustration : Las Vegas.

PS : ce texte reprend ma chronique du 30 mai 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. 


jeudi 15 juin 2017

L’eau vive


Pendant longtemps, les psys de tout poils - psychanalystes, psychiatres, psychologues - ont culpabilisé à mort les parents d’enfants souffrant d’autisme. Je me souviens très bien de cette époque : j’étais jeune interne et je voulais justement devenir pédo-psychiatre. Mais le dogme alors était que l’autisme était fabriqué par des mères surprotectrices et des pères absents. Et les parents en prenaient plein la tête quand ils venaient en consultation.

C’était de la maltraitance, je le voyais bien, et ça me rendait malheureux moi aussi, mais comme j’étais un débutant, je n’osais pas m’opposer à ça, je n’osais pas critiquer des aînés expérimentés, qui avaient l’air si sûrs d’eux. Ça m’a juste fait fuir ce milieu de la psy de l’enfant, et revenir vers le soin aux adultes, où la situation était tout de même un peu moins délirante.

Je demande pardon, au nom de toute notre profession, à tous les parents qu’on a maltraités. À leur souffrance, nous ajoutions de la culpabilité. En raisonnant de façon absurde : nous confondions les causes et les effets. Bien sûr que souvent ces parents étaient troublés, et pas toujours cohérents, mais c’est parce que la vie avec leur gamin autiste les avait usés, perturbés, déstabilisés. Parce qu’ils ne recevaient pas d’explications et d’aides adaptées. Parce que des théories à la noix polluaient les esprits des soignants.

Je me souviens que lors de mon stage en pédo-psychiatrie, je fuyais de mon mieux les réunions de service où l’on débattait inlassablement de théories inefficaces et finalement dangereuses. Je préférais passer du temps avec les enfants autistes, jouer avec eux, les apprivoiser, pendant des heures, pour tenter de les suivre et de les comprendre, sans jamais y arriver pleinement bien sûr…

Il ne faut pas poétiser l’autisme, les enfants qui en sont atteints souffrent d’angoisses violentes, et de grandes difficultés relationnelles. Mais ils sont aussi extraordinairement attachants. Comme tout le monde, j’étais fasciné par ces enfants-forteresses, qui de temps en temps laissaient passer des fulgurances d’affection ou d’intelligence. Puis qui se refermaient instantanément sur eux et leur mystère.

Depuis cette époque - je vous parle des années 80 - les choses ont bien changé. Les parents d’enfants souffrant de troubles autistiques (c’est comme ça qu’on dit maintenant) se sont rebiffés, ils en ont eu marre, ils sont allés voir ce qu’on faisait ailleurs, dans les pays voisins, et ils sont revenus horrifiés. Horrifiés par la comparaison avec ce qu’on faisait en France, qui était souvent inefficace avec les enfants et parfois inhumain avec les parents. Peu à peu, ils ont fait bouger les choses, et de nouvelles pratiques thérapeutiques ont enfin pu être introduites dans notre pays. 

En matière d’autisme, ce sont les usagers, et non pas les professionnels, qui ont fait évoluer le système. Et ces usagers, ce sont les parents, à qui une fois de plus, j’adresse toutes mes excuses et toute mon admiration. Je sais bien qu’ils s’en foutent de l’admiration, ils veulent juste qu’on les comprenne, qu’on les respecte et qu’on les aide. Mais je le dis quand même, ça me fait du bien…

Et vous, vous avez déjà passé du temps avec des enfants souffrant d’autisme ?

Illustration : Niki de Saint-Phalle prenant le thé.

PS : ce texte reprend ma chronique du 2 mai 2017, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. 

jeudi 8 juin 2017

Belles, mais pas que…



C’est con, parfois, les proverbes.

« Trois filles et la mère font quatre diables pour le père » : je me souviens avoir lu un jour cette maxime dans un petit cadre, pendu au mur je ne sais où. Rien de plus faux, du moins dans mon cas.

Etre marié et père de trois filles – aujourd’hui devenues grandes - a plutôt fait de moi, en famille, le Roi de la Jungle ! Enfin, la plupart du temps, car il m’arrive aussi de me faire chambrer, mâle unique, par les femelles de la maison : mais en tant que père de trois filles, j’ai globalement été un roi !

Un roi ravi, et pourtant inquiet : je voyais bien à quel point notre société reste encore - discrètement, insidieusement - sexiste et inégalitaire. Je voyais bien que dans les livres pour enfants, maman ours faisait la vaisselle pendant que papa ours lisait le journal dans son fauteuil ; et que dans les fêtes familiales, c’étaient les femmes qui desservaient la table pendant que les hommes restaient assis et bavardaient. Je ne voulais pas de ça pour mes filles, et je m’efforçais de prendre ma part à la maison, pour qu’elles trouvent normal qu’un homme fasse les courses, la cuisine, et la vaisselle.

Lorsque je leur faisais des compliments, je me retenais régulièrement de trop leur dire qu’elles étaient belles et mignonnes. Ce qu’elles étaient pourtant. Alors je leur disais, bien sûr, et souvent. Mais je m’efforçais de ne pas leur dire que ça, et de leur rappeler qu’elles n’étaient pas que belles, mais aussi intelligentes, fortes, courageuses, curieuses, créatives, volontaires - à chaque fois qu’elles l’étaient.

Ainsi, lorsque je leur disais qu’elles étaient belles, je rajoutais une fois sur deux (pour ne pas non plus me faire repérer) une autre qualité : « tu es belle, et aussi… » Un peu compliqué, comme système, c’est vrai ; mais que voulez-vous, je suis psychiatre !

Et puis, j’ai toujours eu une énorme allergie aux clichés intériorisés par les femmes elles-mêmes. Cela me frappe à chaque fois de voir qu’elles disent souvent que les femmes entre elles se comportent comme des chipies, qu’elles adorent les commérages, qu’elles sont moins franches que les hommes, « qui eux s’engueulent un bon coup, et puis c’est fini ! »

Que des hommes colportent ce genre de clichés sexistes, à la rigueur, puisque ça les valorise. Mais que cela vienne de femmes, ça me rend dingue ! Celles qui parlent ainsi ne se sont jamais penchées sur la vie politique ou le monde des affaires, où les coups tordus et les médisances pullulent ? Alors que les femmes y sont bien peu nombreuses…

Allez, un dernier prêt à penser qui me hérisse le poil : proclamer que « la Femme est l’avenir de l’Homme »… Et en attendant que l’avenir arrive, elle se tient bien tranquille, la Femme ? Moi, je préfère que la Femme simplement l’égale de l’Homme. Dès aujourd’hui !


Illustration : dans ce couple moderne, Madame adore conduire et Monsieur aime le repassage...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mars 2017.