lundi 24 juin 2013

Être pris au mot



La scène se passe il y a quelques semaines lors d’une de mes consultations à Sainte-Anne.

Je reçois une patiente que je connais depuis longtemps, elle-même médecin, avec des problèmes compliqués, et une personnalité compliquée elle aussi. Elle m’a demandé un rendez-vous en urgence car ses soucis connaissaient hélas un rebond.

À la fin de la consultation, réconfortée et consolée (enfin, il me semble) elle sort de son sac un cadeau bien empaqueté : « c’est pour vous remercier de bien vous occuper de moi et de m’avoir prise en urgence, je sais que vous avez plein de boulot. »

En tant que médecins, nous recevons de temps en temps des cadeaux de nos patients. Cela nous procure à la fois du plaisir, évidemment (parce que c’est un cadeau et une reconnaissance de nos efforts) et à la fois de la gêne (nous n’avons fait que notre travail).

Quand je reçois un cadeau, je ressens tout ça, et je remercie en exprimant surtout mon plaisir (« c’est très gentil, etc. »).

Mais ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, je dis : « merci beaucoup, mais il ne fallait pas… »

Et comme ma patiente est un peu spéciale dans sa relation aux autres (même si ça ne l’a jamais vraiment gênée dans son travail de médecin), comme elle n’est pas passionnée par les décodages sociaux et messages à double sens, je vois son visage devenir perplexe.

Elle vérifie mes propos : « Ça vous gêne que je vous fasse un cadeau ? »
Moi : « Ben, oui, un peu. Je vous soigne avec plaisir, vous allez mieux, c’est ça mon cadeau. »
Elle : « Parce que si ça vous gêne, je ne veux pas vous ennuyer avec mon cadeau. »

Elle ne sait plus trop quoi faire de son paquet qu’elle hésite encore à sortir complètement de son sac, déconcertée.

Là, je me sens un peu bête : maintenant qu’elle m’a amené ce cadeau, qu’elle l’a choisi pour moi, bien sûr qu’en vrai ça me fait plaisir. Ce n’est pas grave qu’elle le reprenne, ça ne me manquera pas, mais je ne peux pas refuser un cadeau, la laisser repartir avec sa boîte ; ce serait un drôle de message, ce ne serait ni gentil ni respectueux.

Alors je lui dis : « Non, ça me fait très plaisir que vous ayez pensé à moi et que vous m’ayez amené ce cadeau, c’est très gentil de votre part. » Et je laisse tomber les explications sur le pourquoi du comment de la gêne, je me concentre sur l’essentiel.

Soulagée, elle sourit, me tend le paquet, et nous passons à autre chose pendant que je la raccompagne à la porte en bavardant.

Bonne leçon. Après coup, je me suis demandé si elle ne me l’avait pas délibérément donnée, avec plus de malice que je ne l’imagine (du genre « je vais piéger mon psy et le prendre au mot, histoire de rire un peu »). Je ne le crois pas, ce n’est pas du tout son genre. Mais allez savoir…

En tout cas, pour moi, c’est clair quand on m’offrira à nouveau un cadeau, je ne dirai plus : « il ne fallait pas » !

Juste : "merci beaucoup, c'est très très gentil et ça me fait très plaisir ! "

Illustration : 5 fillettes qui ont simplement dit "merci", sans se demander s'il "ne fallait pas"...


lundi 17 juin 2013

Tristesse de papa



J’ai reçu un jour une belle lettre d’un lecteur qui me racontait une petite scène de famille qui avait provoqué chez lui un bouleversement silencieux et invisible.

Lors d’un repas du soir avec ses enfants, son fils de 2 ans lui demande de rajouter du sel dans son assiette. Comme il estime (à juste titre) que le plat était assez salé et que les enfants mangent trop salé et trop sucré, il fait semblant de rajouter du sel dans en mettre vraiment. Son fils ne remarque rien, et se régale du plat qu’il pense salé par Papa, à qui il adresse un grand sourire.

Et mon lecteur me dit avoir ressenti à ce moment précis une " profonde tristesse », liée au sentiment obscur mais bouleversant d’avoir bafoué la confiance de son fils. Il essaye d’en parler un peu plus tard à son épouse, mais celle-ci ne voit pas pourquoi il accorde autant d’importance à un événement si bénin.

J’aime ce récit, j’aime ces états d’âme, je pense qu’ils contiennent toute la vérité et la difficulté de notre humanité : nous avons la faiblesse du mensonge et l’intelligence de la culpabilité, la conscience de nos erreurs et de nos fautes, même minimes, même bénignes.

À ce stade, la tristesse que ressent mon lecteur, sa culpabilité, sont une bénédiction, une marque de sensibilité, un souci de vérité. C’est au stade suivant que tout va se jouer : que va-t-il en faire ?

S’il s’embarque dans des ruminations sur son incompétence paternelle, l’occasion de progresser se transforme en occasion de se maltraiter et de s’attrister plus encore.

Mais s’il accueille sa tristesse comme une amie qui vient lui dire avec tendresse : « c’est toi qui es dans le vrai, toi qui a raison ; ce qui vient de se passer avec ton fils n’est pas banal ; ce n’est pas grave, mais ce n’est pas banal ; alors prends le temps, le temps de ressentir, le temps de réfléchir, respire avec tout ça ; respire et souris ; puis, plus tard, tu songeras à ce que tu diras à ton fils la prochaine fois ; en attendant, accepte ce qui a eu lieu, accepte ce que tu as fait : tu l’as fait par amour, même si tu as été maladroit, même si c’était – peut-être – inadéquat, même s’il y a sans doute d’autres manières de faire ; c’est comme ça, ne l’oublie pas mais ne te maltraite pas ; tu as fait ce que tu as pu, de ton mieux, à cet instant ; et grâce à cet instant, que tu acceptes, tu vas doucement changer ; et la prochaine fois, tu feras encore de ton mieux ; et peut-être que ce mieux sera vraiment mieux ; ou peut-être pas ; alors tu souriras, tu respireras, et tu laisseras, comme maintenant, tes états d'âme se poser en toi, et tu les écouteras un moment.», oui, s’il laisse sa sensibilité faire tout ce chemin, alors tout est bien. Tout est bien…

Illustration : un papa et son fiston, quelque part dans le Monde (Arménie, 1972 : que sont-ils devenus ?) par Henri Cartier-Bresson.

lundi 10 juin 2013

États d’âme à l’hôpital



Je participais il y a quelque temps à une émission de radio sur la compassion, avec un ami prêtre et un autre philosophe.

À un moment, la conversation arrive sur mon travail à l’hôpital, et la nécessité de la compassion dans le soin. Et tout à coup, allez savoir pourquoi, je pense à mes états d’âme du matin et du soir, les jours où je travaille à l’hôpital. Et je prends tout à coup conscience de leur différence : discrètement soucieux le matin, pleinement heureux le soir.

En fait, je ne me souviens pas de m’être rendu un seul jour à l’hôpital le cœur absolument léger, avec des états d’âme joyeux.

Même les jours de beau temps, les jours de bonne forme, il y a toujours un très léger pincement, une très légère tension en moi (que je n’éprouve pas les matins de jours où je ne travaille qu’à de l’écriture ou de l’enseignement).

Pourtant j’aime mon travail, et je m’y rends avec intérêt. Et si c’était à refaire, je choisirai toujours de pratiquer la psychiatrie.

Mais, comme tous les métiers de soignants, ce n’est pas un métier anodin. C’est un métier où nous allons, tous les matins, à la rencontre de la souffrance. Comment le faire le cœur léger ? Je veux dire totalement léger, comme lorsqu’on va se promener dans les bois ? Notre esprit oublie parfois cela, parce qu'il y a d'autres choses dans notre métier : des réunions, des formations, des paperasses à remplir, etc. Mais notre corps lui ne l'oublie pas, et nous rappelle que nous avons rendez-vous avec la souffrance chaque fois que nous partons travailler.

Jeune psychiatre, je me souviens qu’il y avait aussi, dans ces états d’âme légèrement douloureux de l’avant-pratique, dans ces ressentis du matin, un peu d’appréhension : « serai-je à la hauteur ? saurai-je faire face aux problèmes que vont m’amener mes patients ? » Ces interrogations sont toujours là aujourd’hui, mais elles ne me serrent plus le cœur : si elles m’arrivent, je me dis simplement que je ferai de mon mieux, que je donnerai de l’attention, de la compassion, et les meilleurs conseils possibles ; et que je ne peux guère faire plus.

Et le soir ?

Le soir, c'est simple : depuis le début, presque pas un jour à l’hôpital dont je ne sois ressorti heureux, d'une sorte de bonheur grave et lucide (sauf les jours de grande tristesse, lorsqu’il était arrivé quelque chose de grave à un patient, ou lorsque j’avais entendu des histoires terribles).

Et ce bonheur n’est pas dû au soulagement (« ouf, c’est fini ») ou à la satisfaction (« j’ai bien fait mon travail »). Non, tout cela est peut-être présent, mais il n’y a pas que ça. Je vois la différence, là encore, entre ces états d’âme agréables des journées où j’ai bien travaillé, mais sans soigner (à écrire ou à enseigner) et ceux des journées de médecin.

Ces états d’âme-là, ils prennent leurs racines bien plus profond ; justement, je crois, dans la compassion, dans le fait d’avoir donné, de son mieux, de l’attention, de l’écoute, de l’affection, de la bienveillance. Tous les travaux de psychologie positive nous le rappellent : donner, c’est recevoir. Ce que j'ai essayé de donner à mes patients, que j'ai anticipé avec un peu d'appréhension, m'est revenu au centuple.

Je ne vois pas d’autre explication à mes états d’âme apaisés du soir, lorsque je reviens de Sainte-Anne sur mon vélo, en regardant le ciel et la Seine, et en laissant défiler à mon esprit les visages des patients de la journée.

Illustration : quelques remèdes pour les états d'âme des psychiatres, sur une étagère, à la pharmacie de l'hôpital... (en vrai, des petits flacons ramenés du Japon).

lundi 3 juin 2013

Vu et vécu dans la rue (et ailleurs)



Marcher en ouvrant ses yeux et ses oreilles est en général passionnant.

Voici quelques bribes vues et entendues ces derniers temps…

Tout le monde peste après ce printemps 2013, étiqueté « pourri ». Ce déluge de pluie et de fraîcheur rend les sous-bois magnifiques : je me suis plusieurs fois promené en forêt durant ce mois de mai, et malgré l’absence de soleil, j’ai été à chaque fois bouleversé par ce que j’ai vu et reniflé. Impression de déambuler dans une cathédrale de verdure, de marcher entre des flots de buissons, de contempler l’armée des herbes montant à l’assaut. Jamais la nature ne m’a semblée aussi heureuse.

Un matin dans la rue, une maman un peu pressée emmène ses enfants, un bébé dans une poussette, et un petit garçon de 4 ou 5 ans, vers crèche et maternelle. Je marche derrière eux, et leur dialogue m’arrive aux oreilles (je ralentis aussitôt pour en savourer un morceau) :
Maman : On ne dit pas coubelle mais poubelle !
Petit garçon : Coubelle ???
Maman : Non, ppppou-belle ! POUbelle ! Avec un P comme Papa !
Petit garçon (très étonné) : Comme Papa ?!?
Maman (qui n’a pas vu le problème) : Oui, PPPoubelle, comme PPPapa. Avec un P.
Petit garçon : Ah non, pas coubelle Papa ! Pas coubelle !

La suite m’échappe, je n’ose pas trop insister dans ma filature indiscrète. Mais je comprends l’indignation de ce petit garçon : comparer son papa à une poubelle, tout de même ! (ou vouloir le mettre dedans, encore pire...).

Un autre jour, toujours dans la rue, un monsieur très pauvrement vêtu, presque comme un SDF, lit attentivement les annonces d’une vitrine d’agence immobilière.
Compassion et tristesse montent en moi : que peut-il penser et éprouver à cet instant, lui qui semble ne jamais pouvoir acheter ou louer quoi que ce soit dans ce magasin ?
Mais aussitôt d’autres scénarios m’arrivent : peut-être est-il très riche, bien plus que vous et moi, et ne s’habille comme ça que parce que c’est un original ? Peut-être qu’il veut vendre un des ses nombreux biens immobiliers ? Ou qu’il regarde juste les prix pour en louer un ?
Ou peut-être n’est-il pas riche du tout, mais qu’il s’en fiche, et qu’il ne ressent à cet instant ni détresse ni envie. Juste de la curiosité : « combien les gens sont-ils prêts à payer pour posséder un appartement ou une maison ? combien de leur liberté sont-ils prêts à céder pour s’endetter sur des années ? je n’aimerais pas être à leur place ! »
C’est peut-être ça qu’il est en train de se dire… Peut-être que je ne devrais pas ressentir de la compassion mais de l’admiration pour lui. Je continue mes cogitations, et arrivé tout au bout de la rue, je me retourne : il est toujours devant la vitrine, très intéressé. Je le quitte à contrecœur, en le laissant à son mystère…

Et vous, qu’avez-vous vu de beau ces temps-ci ? Du moins sur la Terre, puisqu’au ciel, récemment, ce n’était pas souvent la joie…

Illustration : la mention "Jetez votre chien" sur un distributeur de sacs à crottes. Cette dernière petite chose "vue dans la rue", m'a fait éclater de rire (désolé pour les amis des chiens, mais je suppose que celui ou celle qui a écrit ça en avait marre de marcher dans les cacas canins des trottoirs...).