lundi 28 janvier 2019

Pied aux fesses


C’est un dimanche après-midi de printemps, ou de début d’été, par grand soleil, sur un lieu de promenade fréquenté. Je ne sais pas pourquoi je suis là, je trouve qu’il y a trop de monde et trop de bruits dans ce genre d’endroit, à ce genre de moment. Mais puisque j’y  suis, je regarde mes frères et sœurs humains, qui déambulent, discutent et interagissent.

Je suis en train de rattraper un grand groupe, qui marche presque au même rythme que moi. Je ralentis pour observer et comprendre. Il y a une douzaine de personnes, des parents et des enfants, sans doute deux familles en vacances ensemble. Tout le monde est habillé en style prolétaire, sans les codes bon chic bon genre, ni vestimentaires ni comportementaux.

Un homme d’environ 40 ans, donne régulièrement des coups de pied aux fesses d’une adolescente. Il s’agit sans doute d’un père, et d’une de ses filles. Rien de dramatique : malgré les coups de pieds, elle rigole, lui tourne autour, revient ; il lui botte à nouveau les fesses. Tout le monde s’en amuse, l’ambiance est bon enfant.

Je me sens mal à l’aise. Ce qui se passe n’est pas méchant en apparence, ce n’est pas un conflit, c’est plutôt comme un jeu. Pourtant, j’ai le sentiment d’assister à quelque chose d’humiliant pour la fillette, même si personne ne semble en prendre conscience.

Quel message est en train de se graver dans son esprit ? Que ce n’est pas grave de se faire botter les fesses, de se faire frapper, du moment qu’on rigole ensemble ? Est-ce si anodin ? Je me demande si ce genre de séquence (il doit y en avoir d’autres, à d’autres moments, sur d’autres registres) ne risque pas de la conduire à développer une tolérance anormale aux humiliations, aux petites violences. Et à les accepter lorsqu’elles viendront d’autres personnes que son père : de ses petits copains, de son futur conjoint, de son futur patron.

J’ai envie de leur dire d’arrêter. Mais ils rient à un nouveau coup de pied aux fesses, et elle rit aussi. « Fous-leur la paix, ce sont leurs codes, ils vont te regarder comme un casse-pied, un intello pisse-vinaigre et donneur de leçons. » Voilà ce que je me dis, sans doute par lâcheté, ou par paresse. Mais du coup, je ne veux plus regarder, j’ai l’impression que continuer d’observer, ce serait cautionner. J’accélère, pour les dépasser et m’éloigner. 

Pas fier de moi, avec l’impression de ne pas avoir fait ce que j’aurais du faire. Avec une culpabilité que je ne repousse pas ; je la laisse au contraire me faire un peu de mal. En espérant que sa cicatrice me poussera à intervenir la prochaine fois que je serai témoin d’un truc comme ça : un truc pas révoltant ni scandaleux ; mais source de malaise. 

Parce que, maintenant que je suis loin, j’en suis sûr, il y a forcément une blessure et des larmes, tout au fond du cœur de la fillette…

Illustration : des enfants sur un banc, par Gérard Castello-Lopes.

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en octobre 2018.