mercredi 20 septembre 2017

Kintsugi




Il y a quelque temps, j’ai fait tomber, en la changeant de place dans mon bureau, une petite statuette ancienne en plâtre que m’avait offerte une amie, il y a bien longtemps à Toulouse. Il s’agissait d’une Vierge toute simple, debout, portant auréole et robe brune, et joignant ses mains pour prier. Le choc la décapita.

J’étais désolé, et pour la statue et pour le souvenir qu’elle représentait. Je la recollais tant bien que mal, et les premiers temps, voir sa cicatrice, le joint de colle et le plâtre écaillé, m’attristait un peu. Je dis bien un peu, car effectivement il y a dans nos vies des choses plus importantes qu’un petit objet brisé ; mais vous savez comme moi comment fonctionne notre esprit…

Aujourd’hui, quand je regarde la statue, qui est toujours là, dans mon bureau, je porte un regard apaisé sur la cicatrice de son cou : elle fait désormais partie de son histoire, de notre histoire à elle et moi. Les souvenirs de sa chute, de ma petite tristesse, et de sa réparation, se sont ajoutés aux souvenirs de mon amie, de Toulouse, de la pièce où elle était alors posée, etc. Sa cicatrice me rappelle à chaque fois le principe d’impermanence, si cher aux bouddhistes : tout se casse et tout passe. Notre destin, à la statuette et à moi, en tout cas à nos atomes, c’est de nous casser, de nous décomposer et de redevenir poussière ; puis de nous recomposer en autre chose encore…

Les jours où je suis en forme, je trouve la petite Vierge tout aussi belle maintenant que jadis, avec sa trace de fracture ressoudée. La cicatrice ne l’empêche pas d’être pleine de grâce. Peut-être même est-elle plus belle que si elle était restée intacte. Comme dans l’art japonais du kintsugi…

L’esprit du kintsugi est de considérer que lorsqu’un objet précieux, par sa valeur ou par sa signification, se brise, il faut soigneusement le réparer, mais ne pas chercher à masquer cette réparation. Au contraire, la rendre belle et visible, puisqu’elle est désormais partie prenante de l’identité de l’objet.

Dans le kintsugi traditionnel, on répare principalement des bols en porcelaine ou céramique : on utilise pour cela une colle qui rejointe minutieusement les morceaux, et que l’on recouvre ensuite elle-même d’une laque à base d'or. On obtient alors des objets réparés tout aussi précieux que ceux qui ne se sont pas cassés, dont les fines cicatrices en or rehaussent la beauté et racontent un chapitre de leur histoire, et de celle de leur propriétaire.

J‘aime bien cette pratique, qui a bien sûr quelque chose d’étonnant, à une époque où on jette volontiers ce qui est usé ou brisé. Je l’aime d’autant plus que j’ai parfois l’impression de rencontrer des humains kintsugi ! Des humains que la vie a cabossés, mais qui ont réussi à s’en remettre, et qui n’en ont pas gardé d’amertume ou de ressentiment. Au contraire, qui ont progressé, qui se sont à la fois reconstruits et agrandis, améliorés, bonifiés…

Ils ont recollés les morceaux de leur vie brisée : ils ont pleuré, ils ont travaillé à ne plus trop pleurer, puis à aimer à nouveau la vie et les humains ; et peu à peu leurs cicatrices psychiques se sont recouvertes de l’or de la bienveillance et de la sagesse, d’une certaine sagesse, celle que l’on retrouve souvent chez celles et ceux qui ont traversé un bout d’enfer.

Je les vois, tout autour de moi : tel ami qui boîte après un grave accident, telle autre qui a réchappé à une dépression sévère, tel patient guéri après de nombreuses hospitalisations. Ils se seraient bien passé de se retrouver brisés par l’adversité. Mais aujourd’hui, chacun de leurs sourires vaut de l’or. Ils sont devenus kintsugi


Illustration : un bol kintsugi

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen n°33, durant l'été 2017.