lundi 4 juin 2018

Voir Papa



Je marche dans la rue, derrière deux jeunes femmes, dont une maman, qui pousse son bébé dans un landau.

Elles sont en pleine discussion, mais de temps en temps la maman s’arrête pour s’adresser au bébé, qui lui fait face. Elle lui parle gentiment, avec ces intonations que l’on a lorsqu’on s’adresse à des jeunes enfants qui ne peuvent pas nous répondre : «  Tu veux voir papa, hein ? Oh oui ! Tu veux le voir, hein, ton papa ! » Le bébé doit avoir un large sourire et les yeux pétillants, car les deux jeunes femmes le regardent en riant elles aussi, et s’exclament sur lui.

Ça m’intéresse de savoir ce qu’en pense le bébé, alors j’accélère pour les dépasser. En fait, il n’en pense probablement rien : je vois sa petite tête réjouie, il doit avoir 2 ou 3 mois, et en dehors du fait qu’il est bien éveillé et tout heureux d’entendre la voix joyeuse de sa maman, je ne crois pas qu’à cet instant il ait un avis personnel élaboré sur les éventuelles retrouvailles avec son papa.

C’est plutôt la maman qui a très envie de revoir le papa. Et apparemment, elle souhaite que son bébé en ait autant envie qu’elle ! C’est touchant et limpide. C’est dans ce genre de petits moments de rien du tout que les mamans font (ou pas) une place privilégiée aux papas, en les faisant exister dans le désir de l’enfant. Si ce travail n’est pas fait, régulièrement, joyeusement, les choses sont certainement plus délicates pour le père. Je suis en train d’assister à une vraie leçon de micro-psychologie, cette psychologie des tout petits détails, qui accumulés, finissent par compter…

Après les avoir dépassées, je ralentis un peu le pas pour continuer d’apprendre des choses passionnantes. Mais la maman parle désormais de sa reprise de travail avec la copine qui l’accompagne. Bon, je ne vais pas passer ma journée à les espionner, j’accélère ; j’allais où, déjà ?

Plus tard, en repensant à la scène, je me demande si un papa aurait eu le même genre de réflexe. Est-ce qu’un père impliqué (comme le sont de plus en plus les jeunes pères) aurait pensé à dire « tu veux voir maman, hein ? » Je n’en suis pas si sûr. D’abord parce que ça nous semble évident, à nous les papas, qu’un bébé veut revoir maman. Puis parce qu’on y pense moins, qu’on est moins attentifs ; et peut-être plus égoïstes.




Du coup, je ressens à ce moment de la gratitude pour mon épouse, dont je pense qu’elle a du échanger avec nos trois filles des tas de petites paroles semblables, qui m’ont bien facilité la tâche, et permis de prendre ma place de papa gâteau encore plus facilement. Puis de l’admiration pour toutes les mamans du monde, qui font ainsi, discrètement et intelligemment, de la place aux papas. Ce petit bout de vie de 5 minutes m’a appris, nourri et réjoui. Comme c’est intéressant d’exister !

Illustration : Un couple en vacances à la montagne (le bébé est dans la voiture, au calme).


PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mars 2018.